Un théâtre porteur de convictions

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Un théâtre porteur de convictions

Entretien avec Jean-Louis Colinet

Le 29 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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Bernard Debroux : Après ces deux pre­mières saisons et à l’aube d’une troisième sai­son, com­ment s’organise le tra­vail dans une grande mai­son de théâtre comme le Théâtre Nation­al ?

Jean-Louis Col­inet : Je suis aujourd’hui, après deux saisons, con­fron­té à la même ques­tion que celle à laque­lle j’étais con­fron­té lorsque je suis arrivé, à cette dif­férence que j’ai main­tenant deux saisons de pra­tique de cette mai­son, de son fonc­tion­nement et de sa rela­tion à la ville et au pub­lic.
Cette ques­tion fon­da­men­tale, et que je me pose du reste de façon inces­sante, est celle de l’identité. Je pense qu’un théâtre se doit d’être un réel espace – au sens pro­pre comme au figuré – de ques­tion­nement, de débat, et donc un lieu por­teur de pro­pos. Quand on regarde l’histoire de l’art depuis la plus haute antiq­ui­té, cette ques­tion du pro­pos a tou­jours été au cen­tre du rap­port entre l’artiste et le pub­lic, et cela con­stitue le cœur même de notre tra­vail. Or, au théâtre, comme dans la vie, du reste, il ne peut exis­ter un réel rap­port, une rela­tion forte, en dehors de l’identité, et donc de la con­vic­tion. C’est pré­cisé­ment cette con­fronta­tion des iden­tités qui génère la fer­veur, la richesse, l’intensité d’une ren­con­tre, qu’il s’agisse de celle de deux per­son­nes ou de celle d’un lieu de créa­tion avec son pub­lic. Je dirais donc au risque d’être un peu sché­ma­tique, que dans la rela­tion au pub­lic, il n’y a pas de fer­veur sans iden­tité, pas d’identité sans con­vic­tion…
Aus­si, mon tra­vail dans ce théâtre s’est organ­isé autour de cette ques­tion du sens, du rap­port aux réal­ités du monde et de notre iden­tité.

B. D.: En par­lant d’identité, est-ce que le lien du Théâtre Nation­al avec le Fes­ti­val de Liège – qui s’affirme comme un fes­ti­val engagé, on pour­rait même dire poli­tique – par­ticipe à l’identité du Théâtre Nation­al ?

J.-L. C.: Non, je ne le crois pas, ou en tout cas pas directe­ment. Ce sont deux struc­tures dis­tinctes qui ont un point com­mun, c’est qu’elles ont le même directeur… Mais les pra­tiques d’un théâtre et d’un fes­ti­val restent sen­si­ble­ment dif­férentes. En revanche, le fait que je dirige l’un et l’autre crée inévitable­ment une jonc­tion entre elles dans la mesure où c’est une même sen­si­bil­ité qui ani­me ces deux aven­tures. Ain­si, la ques­tion de l’identité que je viens d’évoquer, celle de la con­vic­tion comme élé­ment fon­da­teur, restent au cen­tre de ma démarche, qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre de ces maisons.
Il m’apparaît que, dans la recherche du lien avec le pub­lic, par volon­té ou par néces­sité ou – pire encore – par oblig­a­tion, on est sou­vent ten­té d’agir en fonc­tion de l’image que l’on se fait des attentes de celui-ci.
Je veux dire en cela que, fréquem­ment, on est ten­té d’établir des pro­gram­ma­tions qui con­cilient à la fois ses pro­pres con­vic­tions et ce que l’on sup­pose des attentes du pub­lic. On ne peut pas com­plète­ment élud­er cette ques­tion, mais en même temps c’est un piège absolu, parce qu’essayer cette con­cil­i­a­tion, c’est évidem­ment aus­si se per­dre.
Cepen­dant, on réduit sou­vent la ques­tion du rap­port au pub­lic à cette oppo­si­tion entre la détestable course à l’audience, le clien­télisme, et le droit – absol­u­ment légitime, du reste – de l’artiste à s’exprimer. Ce faisant, on élude, par le car­ac­tère binaire de cette équa­tion,
un troisième élé­ment, celui qui réside pré­cisé­ment dans l’intensité, la force du lien qu’un pub­lic, une ville, peut entretenir avec des œuvres et des artistes. Or, j’estime que c’est là que la notion d’aventure artis­tique peut pren­dre son mag­nifique et véri­ta­ble sens. Quand on essaie d’être ce que l’on croit que l’autre attend de soi, on n’est fatale­ment plus soi-même et il n’y a dès lors plus guère de vraie rela­tion pos­si­ble. Dans un rap­port, lorsqu’on ignore qui est l’autre, ou que l’on n’est pas soi-même, rien n’advient, hormis l’ennui. Cette ques­tion déter­mine à la fois le type de rap­port que nous entretenons avec la démarche artis­tique, mais aus­si le tra­vail que nous dévelop­pons à l’égard de notre ancrage dans la ville, vis-à-vis du pub­lic, et des autres insti­tu­tions.
D’une façon plus prag­ma­tique, mon souhait est de faire de ce lieu nou­veau, qui con­stitue un out­il théâ­tral excep­tion­nel, un lieu de vie, c’est-à-dire un espace qui ne soit pas figé dans un rôle unique, exclu­sive­ment dévolu à la représen­ta­tion théâ­trale. Un lieu qui, à par­tir de la dynamique créée par la représen­ta­tion du théâtre, s’ancre dans la ville, s’ouvre aux réal­ités qui nous entourent. Un lieu qui se nour­risse d’une moder­nité véri­ta­ble, c’est-à-dire de la sen­si­bil­ité des artistes et des réal­ités du monde d’aujourd’hui, un lieu où tou­jours quelque chose se passe, un endroit où se développe un com­men­taire de la créa­tion pro­pre­ment dite.
Quand j’examine nos pro­gram­ma­tions, je vois en fait assez net­te­ment la dif­férence entre les spec­ta­cles qui créent un réel courant, une authen­tique dynamique de pen­sée et de débat, une rela­tion vive avec le pub­lic, et les spec­ta­cles qui sont seule­ment reçus – plus ou
moins bien – comme des spec­ta­cles, des moments que l’on a, dans le meilleur des cas, agréable­ment passés.
Une pro­gram­ma­tion, ce n’est pas une suite chronologique de titres plus ou moins bien agencés. C’est un pro­pos, une adresse au pub­lic, un point de vue.

Yan­nic Man­cel : Est-ce que tu as le sen­ti­ment de faire évoluer les mis­sions ini­tiales du Théâtre Nation­al de cette façon, dans quel sens et au prix de quel débat, par rap­port aux tutelles notam­ment ?

J.-L. C.: Quand j’ai pro­posé mon pro­jet pour le Nation­al, il ne m’a pas été for­mulé de cadre de mis­sion préal­able, ce qui pou­vait sous-enten­dre que tout était pos­si­ble… Je pense que tous ceux qui ont remis un pro­jet l’ont fait en fonc­tion de leur pro­pre con­cep­tion des mis­sions du Théâtre Nation­al. En l’absence de tout cadre objec­tif, cela reste donc exclu­sive­ment une ques­tion de choix. C’est d’ailleurs ce pro­jet qui a servi de base au texte du con­trat qui nous lie au min­istère de la Cul­ture.
Il me paraît utile à cet égard de pré­cis­er un point, c’est celui de la sin­gu­lar­ité du statut de ce théâtre : à la dif­férence d’autres pays, et même de la Flan­dre, le paysage théâ­tral belge fran­coph­o­ne est par­ti­c­uli­er en ce sens qu’il n’existe ici qu’un seul théâtre qui pos­sède l’appellation de « théâtre nation­al ». Ain­si, c’est le seul qui soit cor­recte­ment doté… Il en résulte donc une sorte de struc­ture pyra­mi­dale insti­tu­tion­nelle. En Flan­dre, par exem­ple, trois théâtres pos­sè­dent ce statut : le KVS (Théâtre Roy­al Fla­mand), NT Gent (Théâtre Nation­al de Gand) et le Toneel­huis d’Anvers. Ce qui mod­ifie con­sid­érable­ment les choses.

B. D.: Le Toneel­huis s’appelait aupar­a­vant le Konin­klijke Nationale Schouw­bourg (KNS)…

J.-L. C.: Absol­u­ment. Mais cette unic­ité de statut dans laque­lle nous nous trou­vons, génère en réal­ité, dans le tis­su théâ­tral qui nous entoure, et de façon légitime, espoirs et ressen­ti­ments. Ce n’est donc pas seule­ment une mai­son à qui l’on donne les moyens de dévelop­per sa pro­pre aven­ture artis­tique : ce car­ac­tère « unique » lui con­fère égale­ment de façon non explicite un statut par­ti­c­uli­er, qui s’apparente à une sorte de « min­istère du théâtre », lequel se devrait, par exem­ple, de résoudre la ques­tion cru­ciale des très jeunes créa­teurs, mais aus­si des vieux, d’être un lieu de recherche, d’expression des démarch­es les plus pointues, mais dans le même temps un grand théâtre pop­u­laire, par­courant le réper­toire clas­sique, rem­plis­sant pen­dant de longs mois notre grande salle et assur­ant des tournées dans des lieux pres­tigieux d’Europe, tout en étant inten­sé­ment présent dans les lieux les plus mod­estes de la Bel­gique pro­fonde…
Ce statut ren­force mal­heureuse­ment aus­si cette notion d’institution, qui est égale­ment accen­tuée par l’état de pau­vreté dans lequel se trou­ve le tis­su théâ­tral belge fran­coph­o­ne. Ici, dans ce théâtre, il faudrait tout faire parce qu’il y a plus d’argent qu’ailleurs. Le prob­lème, ce n’est pas que nous ayons beau­coup d’argent, mais bien qu’il n’y en a pas assez ailleurs.

Y. M.: Le réper­toire et le pat­ri­moine ?

J.-L. C.: Oui… C’est pourquoi, quand il a fal­lu for­muler un pro­jet pour cette mai­son, face à cette con­science que j’avais de la cristalli­sa­tion d’une série d’attentes con­tra­dic­toires à son égard, je me suis dis que le pire serait d’essayer d’y répon­dre. Pour moi, l’essentiel a donc été de procéder de façon résolue à par­tir de mes pro­pres choix. Ce théâtre – fut-il « Nation­al » – n’est pas une insti­tu­tion. Une insti­tu­tion, c’est un min­istère, un ser­vice pub­lic. On observe là un glisse­ment séman­tique qui veut que les théâtres (un peu) plus cor­recte­ment dotés soient assim­ilés à des insti­tu­tions.
Je l’ai dit, ce que ce Théâtre Nation­al se doit d’être, c’est un lieu à l’identité forte et claire, doté d’une âme et por­teur de con­vic­tions, généra­teur d’une aven­ture artis­tique, ce qui implique néces­saire­ment des choix. Nous ne faisons donc pas « un peu de tout », nous opérons des choix. Nous tra­vail­lons avec la notion noble d’un théâtre de ser­vice pub­lic, mais cela ne nous iden­tifie en rien à un ser­vice pub­lic. Je n’ai pas vrai­ment, en Bel­gique fran­coph­o­ne, d’alter ego, alors qu’entre mon ami Jan Goossens du KVS et Guy Cassiers d’Anvers ou Johan Simons de Gand, il existe une réelle altérité, comme il peut en exis­ter en France entre des cen­tres dra­ma­tiques ou des théâtres nationaux.

B. D.: Pour ter­min­er avec la ques­tion du pub­lic : son infor­ma­tion, sa sen­si­bil­i­sa­tion par rap­port notam­ment à l’envahissement médi­a­tique, reste une ques­tion cen­trale pour le théâtre, l’art et la créa­tion en général. Quels sont les moyens qui sont mis en œuvre pour tiss­er cette rela­tion avec le pub­lic ?

J.-L. C.: Cela reste de fait une ques­tion pri­mor­diale. Mais en préam­bule, je souhait­erais dire à ce pro­pos qu’à mon sens, démoc­ra­tis­er le théâtre, c’est bien enten­du dévelop­per des dis­posi­tifs qui facili­tent son accès auprès d’un large pub­lic, mais c’est aus­si et surtout génér­er auprès de ce pub­lic un véri­ta­ble désir de théâtre. C’est une ques­tion qu’une cer­taine classe poli­tique élude sou­vent : elle demande : « faites-vous une pro­mo­tion active de votre tra­vail, pra­tiquez-vous des prix abor­d­ables, des for­mules d’abonnement engageantes, des horaires adéquats ? etc. » Toutes choses, qui, à l’évidence, sont pra­tiquées par la qua­si-total­ité des théâtres. Elle pense que la dimen­sion quan­ti­ta­tive doit pré­val­oir. Ce faisant, elle ignore la dimen­sion qual­i­ta­tive, qui est évidem­ment tout aus­si impor­tante. Elle nous demande : « faites-vous des pro­gram­ma­tions alléchantes ? », mais elle ne nous pose pas la ques­tion du type de rap­port que celles-ci peu­vent génér­er avec le pub­lic. Tout comme elle ne se pose pas non plus la ques­tion de quel type de pub­lic fréquente ce théâtre.
Par par­en­thèse, je crois que ce débat en France va se pos­er de façon de plus en plus cru­ciale…
Plus con­crète­ment, nous pra­tiquons des prix très acces­si­bles, mais je ne crois pas que l’élargissement quan­ti­tatif du pub­lic soit exclu­sive­ment lié à des dispo­sitifs de « mar­ket­ing », comme, par exem­ple, les prix des places ou des ques­tions d’horaires… Au Théâtre Nation­al, le prix des places les moins chères est de 7,5 euros. Cela les rend donc acces­si­bles à un très large pub­lic.
Le prob­lème – non pas seule­ment du théâtre mais aus­si de la cul­ture en général – n’est pas tant le prix, le prob­lème c’est le désir que le pub­lic en a réelle­ment. Même si cela était gra­tu­it, ceux que le théâtre lais­sent indif­férents ne s’y rendraient pas. Ain­si, génér­er le désir du théâtre, ça dépasse l’information et la pro­mo­tion.
C’est un tra­vail fon­da­men­tal que nous menons au quo­ti­di­en, notam­ment avec le monde asso­ci­atif, ain­si qu’avec, bien sûr, le monde de l’éducation, de l’école.
Un troisième volet sur lequel on devrait pou­voir tra­vailler mais qui mal­heureuse­ment reste sou­vent – et scandaleu­sement – une porte close, ce sont les médias. Non tant dans une optique de pro­mo­tion, mais dans une optique de sen­si­bil­i­sa­tion. Les deux lieux vitaux pour génér­er
ce désir de théâtre sont effec­tive­ment, selon moi, l’école et les médias.
Dans le lien au pub­lic il y a aus­si un autre aspect qui est pour nous impor­tant, c’est celui de notre ancrage dans la ville. Ce lieu doit pour moi être un con­cept en soi, il doit par­ler comme par­le une pièce. Il doit être por­teur d’un pro­pos poli­tique, d’un univers poé­tique, ludique. J’œuvre petit à petit pour qu’il en soit ain­si, par les nom­breuses activ­ités que nous y dévelop­pons parallè­lement à la créa­tion, mais aus­si par la façon même de le penser, d’en con­cevoir son aspect, son organ­i­sa­tion spa­tiale. Ce lien avec la ville, c’est aus­si le lien qu’on entre­tient avec la spé­cific­ité de cette ville ; je tra­vaille beau­coup sur l’élargissement social du pub­lic, l’élargis­sement com­mu­nau­taire au tra­vers de notre tra­vail avec nos amis flamands du KVS. Je suis arrivé ici, venant de Liège, une ville dans laque­lle les prob­lèmes lin­guis­tiques sont peu présents ; j ai très vite affir­mé une volon­té de col­lab­o­ra­tion forte avec la dynamique théâ­trale dévelop­pée par le KVS. Ce tra­vail n’a pu se dévelop­per que parce qu’il y avait des affinités de per­son­nes, de sen­si­bil­ités, des accoin­tances idéologiques entre Jan Goossens et moi-même. L’ancrage dans la ville par­ticipe de la « moder­nité » du lieu ; un lieu est actuel s’il est un lieu de vie dans la ville, intime­ment lié aux probléma­tiques aux­quelles elle est con­fron­tée. Par exem­ple, out­re l’intense col­lab­o­ra­tion entre nos deux théâtres (six spec­ta­cles com­muns dont une créa­tion cette sai­son), nous allons dévelop­per avec le KVS, ain­si qu’avec le Mor­gen et Le Soir, deux grands quo­ti­di­ens, toute une thé­ma­tique de débats publics et bilingues et de réflex­ion sur cette ques­tion de la ville.

Nan­cy Del­halle : Quand on regarde l’histoire du Théâtre Nation­al, on con­state effec­tive­ment que la rup­ture est très mar­quée. Dans les années cinquante, c’était effec­tive­ment une mis­sion de type poli­tique et idéologique d’amener un plus large pub­lic au théâtre, et cela cor­re­spondait à une manière de faire une pro­gram­ma­tion qui évi­tait les choix trop mar­qués, trop extrêmes. On a l’impression qu’il y a une sorte de déplace­ment, et qu’on a un peu une con­cep­tion brechti­enne d’élargir le cer­cle des ini­tiés qui vient se sub­stituer à cette idée qui s’est épuisée d’un Théâtre Nation­al qui cor­re­spondait tout à fait à un con­texte social et poli­tique des années cinquante. On peut se deman­der si l’idée même d’un Théâtre Nation­al aujourd’hui est encore valide, et si l’enjeu n’est pas plutôt inter­na­tion­al ?

J.-L. C.: Je n’ai pas bien con­nu l’expérience de Jacques Huys­man, fon­da­teur de ce théâtre, issue de l’aventure des « comé­di­ens routiers » à laque­lle il apparte­nait. Ce que je sais c’est que c’est l’État qui a choisi cette com­pag­nie théâ­trale pour lui don­ner le statut de Théâtre Nation­al. Il n’y a donc pas eu un « appel à can­di­dats ».

N. D.: Mais les mis­sions étaient définies…

J.-L. C.: Oui, sans doute, mais ce que je veux dire, c’est que l’on n’a pas créé d’abord une enveloppe, défini un con­cept et des mis­sions, pour ensuite opér­er un choix. Ce que je retiens de l’aventure de Huys­man, c’est qu’elle cor­re­spondait fort à ses options per­son­nelles, à une aven­ture artis­tique pré­cise : Huys­man a fait tout sauf du con­sen­suel, il a amené des auteurs qui, à l’époque, n’étaient absol­u­ment pas con­nus et qui ont choqué les sen­si­bil­ités, et il l’a fait à un moment où le statut du théâtre dans la société était com­plète­ment dif­férent d’aujourd’hui. Ce n’était pas un espace mar­gin­al, mais un espace pub­lic, très fréquen­té, ce que per­me­t­tait le statut qu’avait le théâtre à l’époque. L’action de Huys­man a été très polémique, la ques­tion de l’identité a tou­jours été fort impor­tante chez lui, on lui a même reproché une trop grande iden­tifi­ca­tion entre l’homme et « son théâtre ». Il n’y a donc pas, selon moi, de glisse­ment,
il y a des aven­tures dif­férentes, des choix dis­tincts qui se profi­lent selon les moments. Je crois que la pire des choses pour cette mai­son serait qu’elle se dise un jour qu’elle doit devenir le lieu de la diver­sité, de la mul­ti­plic­ité des sen­si­bil­ités théâ­trales. Ce serait effec­tive­ment la perte du sens, de l’identité.

Y. M.: Par­le-nous de tes choix. Com­ment iden­tifies-tu cette iden­tité, cette iden­tité plurielle, puisque tu asso­cies à ta démarche des artistes très dif­férents les uns des autres mais qui dévelop­pent des lignes très engagées ? Com­ment s’est fait le choix, ce com­pagnon­nage ?

J.-L. C.: L’identité artis­tique du Théâtre Nation­al aujourd’hui repose essen­tielle­ment sur le com­pagnon­nage avec cinq artistes (qua­tre met­teurs en scène et une choré­graphe): Jacques Del­cu­vel­lerie, Isabelle Pousseur, Ingrid von Wan­toch Rekows­ki, Philippe Sireuil et Michèle Noiret. Le choix des qua­tre pre­miers fai­sait par­tie dès le départ de mon pro­jet, lequel fai­sait repos­er l’essentiel de nos créa­tions sur le tra­vail des artistes asso­ciés et d’entretenir avec eux une dynamique par­ti­c­ulière. C’est un mélange de choix sub­jec­tifs et de choix objec­tifs. Sub­jec­tifs parce que je les ai choi­sis en fonc­tion de ma sen­si­bil­ité, mais objec­tif parce qu’ils m’apparaissent comme des per­son­nal­ités qui, cha­cune dans leur démarche spé­cifique, ont atteint un réel degré de maîtrise et d’aboutissement de leur pro­pre lan­gage.

Y. M.: Tout en étant encore dans une dynamique de recherche…

J.-L. C.: Absol­u­ment. Je voulais tra­vailler avec ceux dont la démarche m’apparaissait comme la plus aboutie. Aujourd’hui, on peut appréci­er ou pas ce que nous faisons, mais le niveau artis­tique de notre tra­vail me sem­ble incon­testable. Cela étant, il est vrai qu’une réelle com­plic­ité me lie de longue date à Jacques Del­cu­vel­lerie, qui m’apparaît comme l’une des per­son­nal­ités artis­tiques les plus mar­quantes et les plus intéres­santes du paysage théâ­tral européen. C’est, du reste, un com­pagnon de très longue date. Nous nous sommes ren­con­trés à l’INSAS en 1969, et il m’a accom­pa­g­né au Théâtre de la Place dès 1988, théâtre dans lequel il a créé la qua­si-total­ité de ses spec­ta­cles… Son tra­vail, son regard, occu­pent une place cen­trale dans notre démarche, depuis longtemps. C’est une com­plic­ité certes com­plexe, mais tou­jours
riche et pro­duc­tive.
L’âme de ce théâtre est donc liée pour moi à la per­son­nal­ité et au tra­vail de ces cinq artistes. Mais dans le même temps, un théâtre ne peut pas être un endroit clos. L’ouverture à d’autres créa­teurs est égale­ment néces­saire.
Ain­si, par­al­lèle­ment à ces artistes asso­ciés, j’ai établi des liens de fidél­ité avec d’autres met­teurs en scène, belges et étrangers. Ces met­teurs en scène invités ont comme point com­mun leur volon­té d’explorer un théâtre sin­guli­er, loin des modes et résol­u­ment engagé, ancré dans les réal­ités du monde.
Le métis­sage des pra­tiques me sem­ble essen­tiel, surtout par ces temps som­bres de repli sur soi que nous tra­ver­sons. Dans cette Bel­gique mul­ti­cul­turelle, c’est un aspect auquel notre pub­lic est par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble. J’ai donc créé de vrais com­pagnon­nages avec des artistes venus d’ailleurs, de vraies ren­con­tres de pra­tiques théâ­trales. Ain­si, par exem­ple, Lars Norén, avec lequel je col­la­bore depuis 2001 au Fes­ti­val de Liège, répète pour l’instant dans ce théâtre sa dernière pièce avec des artistes belges, français et sué­dois. Il a par ailleurs écrit et mis en scène en févri­er dernier au Fes­ti­val de Liège Le 20 novem­bre, un mono­logue joué par Anne Tismer
– que nous tournons en français et en alle­mand. Je trou­ve très impor­tant que des artistes d’ici soient con­fron­tés avec des pra­tiques autres, des sen­si­bil­ités et des cul­tures dif­férentes, et que des artistes d’ailleurs soient aus­si con­fron­tés avec nos démarch­es, nos sen­si­bil­ités et nos artistes. Ce métis­sage est pour moi très impor­tant, c’est une véri­ta­ble nour­ri­t­ure que nous allons large­ment dévelop­per à l’avenir.
Dans cette même optique de fidél­ité, nous déve­loppons une rela­tion par­ti­c­ulière et élaborons des pro­jets avec ds artistes dont nous nous sen­tons proches, tels Jeanne Dan­doy, Françoise Bloch, David Stros­berg, Patrick Bebi, Jean-Benoît Ugeux, pour ce qui con­cerne les Belges, mais aus­si avec Lars Norén, Joël Pom­mer­at, Falk Richter, Ascanio Celes­ti­ni, Emma Dante… Un impor­tant parte­nar­i­at fondé sur le lien entre péd­a­gogie et pra­tique pro­fes­sion­nelle se con­stru­it avec Théâtre et Publics, une stuc­ture liée à l’École d’Acteurs du Con­ser­va­toire de Liège. Cepen­dant, ce qui s’est passé durant ces deux saisons appelle à un néces­saire ques­tion­nement sur la façon de faire évoluer ce pro­jet ini­tial. Com­ment créer cette iden­tité forte à tra­vers la mul­ti­plic­ité des sen­si­bil­ités ? C’est une dynamique frag­ile, incon­stante, diffi­cile à met­tre en œuvre, mais qui reste pas­sion­nante. J’observe que pour les met­teurs
en scène asso­ciés, le fait de tra­vailler régulière­ment dans la même mai­son, de se ren­con­tr­er pour dis­cuter des rap­ports entre l’artiste et l’institution, pour éval­uer le tra­vail mené, crée entre eux une curiosité, une ouver­ture à l’autre, un lien par­ti­c­uli­er.
Cette ques­tion du rap­port entre l’artiste et l’insti­tution est, à mes yeux, absol­u­ment fon­da­men­tale.
J’ai mené à l’interne un tra­vail impor­tant pour que l’entièreté de l’équipe sou­ti­enne réelle­ment la démarche de ces artistes, ce qui a évidem­ment impliqué dans cette mai­son qui n’avait jamais con­nu ce proces­sus, une réforme de ses modes de fonc­tion­nement à bien des égards, une mod­ifi­ca­tion des men­tal­ités. Mais les résul­tats sont très posi­tifs, même s’il reste du tra­vail
en cer­tains domaines…! Peu à peu, nous instau­rons une réelle prox­im­ité entre ces artistes et l’équipe, une sou­p­lesse des pra­tiques, chose ren­due néces­saire par la diver­sité des méth­odes et des réal­ités très dif­férentes qu’ils vivent. Il est impor­tant que les artistes sen­tent cette mai­son comme s’ils l’habitaient, y retrou­vent leurs habi­tudes per­son­nelles.
Mais ce rap­port ne peut être uni­voque. Cette fidél­ité, cette prox­im­ité, impliquent une dynamique qui fonc­tionne dans les deux sens : quelle peut être la con­tri­bu­tion de l’artiste à cette aven­ture ? On n’en par­le sans doute plus rarement parce que l’artiste est légitime­ment plus « en besoin » que la struc­ture elle-même. En revanche, c’est une ques­tion qu’on ne
peut élud­er.
En ce qui con­cerne plus glob­ale­ment la poli­tique artis­tique de ce Théâtre Nation­al, mon inten­tion est de faire évoluer notre pra­tique future. Je le dis­ais tout à l’heure, je con­sid­ère qu’une sai­son, c’est un pro­pos, un ensem­ble duquel un sens se dégage.
J’observe que les pro­gram­ma­tions relèvent sou­vent de l’addition d’une série de titres dont le choix cor­re­spond lui-même à des oppor­tu­nités divers­es, sou­vent à des hasards. Pour ma part, je souhaite désor­mais procéder dif­férem­ment.
Nous allons tra­vailler chaque sai­son prin­ci­pale­ment sur base d’une série de « seg­ments thé­ma­tiques » étab­lis autour des spec­ta­cles des artistes asso­ciés et invités.
Ces spec­ta­cles seront entourés, accom­pa­g­nés, com­men­tés par une mul­ti­tude de propo­si­tions artis­tiques pluri­disciplinaires, telles le ciné­ma, les arts visuels, les ren­con­tres, les lec­tures, la pub­li­ca­tion des moments de fête, etc.
L’objectif de cette démarche est de faire de ce Théâtre Nation­al un lieu vivant de sin­gu­lar­ité, de créer un véri­ta­ble espace de débat, d’occuper un frag­ment de la vie publique au sein de cette ville à tra­vers des probléma­tiques fortes et actuelles. C’est égale­ment de mod­ifier réelle­ment le rap­port que le spec­ta­teur entre­tient avec les spec­ta­cles, de nour­rir cette rela­tion, de l’enrichir,
de lui con­fér­er plus de sens, plus de sin­gu­lar­ité, d’en accroître le par­fum de décou­verte. De faire en sorte que le spec­ta­teur ne vienne plus seule­ment acheter un tick­et pour assis­ter à un spec­ta­cle, mais prenne part à un proces­sus plus large, plus com­plet, que son regard soit
nour­ri, qu’un sens soit con­féré à sa présence.
Ain­si, par exem­ple, nous avons com­mencé cette sai­son 07 – 08 par un thème inti­t­ulé « Au tra­vail ! ».
À par­tir des spec­ta­cles Les Marchands de Joël Pom­mer­at et Appun­ti per un film sul­la lot­ta di
classe (Notes pour un film sur la lutte des class­es) d’Ascanio Celes­ti­ni, spec­ta­cles qui ont été entourés de lec­tures, de ren­con­tres, de films, d’une expo, qui ont généré une véri­ta­ble dynamique de réflex­ion et de débat.

B. D.: Nous aurons dans le numéro un dossier impor­tant sur Lars Norén, et j’aimerais con­naître ton regard sur l’homme et son œuvre ?

J.-L. C.: Il s’agit pour moi d’une des ren­con­tres les plus fortes que j’ai faites sur le plan artis­tique et per­son­nel. Quand je m’interroge à ce pro­pos, je pense que dans la vie, plus on retrou­ve une part de soi dans l’autre et plus on se sent proche de lui. L’altérité est vrai­ment une chose com­plexe ; chercher dans la vie autre chose
que soi-même est diffi­cile, c’est pourquoi je crois qu’il
est plus facile de don­ner que de recevoir. Don­ner est
un acte délibéré, et on peut don­ner à n’importe qui, n’importe quoi, n’importe quand et n’importe com­ment. En revanche, recevoir – appréci­er ce que l’on reçoit –
est un acte qui implique para­doxale­ment la plus grande ouver­ture, une réelle disponi­bil­ité. La ren­con­tre avec l’autre est sou­vent fort empreinte de ce désir de se retrou­ver à tra­vers tout ce que l’on ren­con­tre, qu’il s’agisse d’hommes, d’animaux, de paysages. Je me suis donc sen­ti intu­itive­ment proche de cet homme – pas de son immense tal­ent, enten­dons-nous bien ! –, et j’ai décou­vert la per­son­ne autant que son tra­vail, ce qui est indis­so­cia­ble pour moi.
À mes yeux, le terme de com­pagnon­nage implique pré­cisé­ment une fidél­ité : on n’est pas dans une démarche ras­sur­ante de pro­duc­tion de réus­sites mais dans la confiance envers quelqu’un à tra­vers ses réus­sites et ses échecs, d’accompagnement mod­este de sa démarche.
Ce n’est pas sim­ple.
Lars Norén est un immense artiste, mais aus­si un homme généreux, atten­tif, ouvert aux autres. J’avais enten­du par­ler de ce qui lui était advenu lorsqu’il avait fait ce spec­ta­cle dans une prison, il y a sept ans, avec trois détenus et un comé­di­en pro­fes­sion­nel. Je lui ai alors téléphoné, il m’a pro­posé de venir chez lui et nous avons par­lé très longue­ment. Ce fut notre pre­mière ren­con­tre. Je crois que l’œuvre de cet homme est très intime­ment liée à sa vie, pas néces­saire­ment de façon auto­bi­ographique. Je suis par­ti­c­ulière­ment touché par le regard qu’il pose sur la vie, sur ce qu’il cherche, ce qui le fascine, ce qui lui fait peur, son rap­port au monde et aux êtres. Je l’ai vu ren­con­tr­er des artistes avec lesquels il allait tra­vailler et s’intéresser à leur vie, non pas comme un psy­ch­an­a­lyste mais sim­ple­ment parce qu’il ren­con­trait des per­son­nes et que cela l’intéressait d’un peu mieux les con­naître. Quand il va quelque part il s’intéresse énor­mé­ment à ce qui l’entoure, la ville, les gens, les bâti­ments, les habi­tudes, même si on ne l’imagine sou­vent pas comme ça parce que son théâtre est en général plutôt som­bre. Sur le plateau, il est intéressé par les mêmes choses que lorsqu’il écrit, et cela se sent.
Il n’est pas dans l’image ni la démon­stra­tion, c’est tou­jours extrême­ment hum­ble et donc fort, puis­sant, pré­cis, au scalpel. C’est un tra­vail chirur­gi­cal.

Y. M.: Pour moi, il y a deux caté­gories de pièces chez Norén : il y a les pièces intimes, un peu comme de la musique de cham­bre, qui sont effec­tive­ment plus som­bres, et il y a les pièces chorales, dans lesquelles je trou­ve beau­coup d’allégresse, comme Caté­gorie 3.1 et Kliniken. Il y a là une pul­sion de vie chorale et col­lec­tive très forte qui pul­vérise l’obscurité. As-tu une préférence entre ces deux ten­ta­tions d’écriture ?

J.-L. C.: Je trou­ve que tu as tout à fait rai­son sur cette pul­sion de vie. Je trou­ve que sou­vent, dans les mis­es en scènes de Norén, on monte l’idée que l’on a de Norén plutôt que la pièce elle-même, et c’est en général assez oppres­sant. Et pour­tant, je trou­ve comme toi qu’il y a dans ce théâtre plein de pul­sion de vie et surtout une pro­fonde human­ité. C’est un théâtre qui est plein de com­pas­sion et de fra­ter­nité, et peut-être encore plus dans les pièces chorales. J’ai vu trois ver­sions de Caté­gorie 3.1, la sienne, celle d’Ostermeier et celle de Mar­tinel­li. J’y ai trou­vé une dimen­sion à la fois lyrique et de pro­fonde human­ité. Les spec­ta­cles qu’il a créés avec nous se situent effec­tive­ment plutôt du côté de pièces plus « poli­tiques », que de celles qu’il appelle ses « drames bour­geois ». En fait je ne suis pas sûr qu’il y ait une réelle dif­férence entre ces deux univers. C’est le même regard qu’il pose sur des gens dif­férents. On le dit régulière­ment héri­ti­er de Strind­berg, mais lui, en fait, se sent plus proche de Ibsen, même s’il le prend comme un com­pli­ment!…

B. D.: Pour en revenir à quelque chose de plus anec­do­tique, y a‑t-il vrai­ment beau­coup de Fla­mands qui vien­nent au Nation­al, et beau­coup de Fran­coph­o­nes qui vont au KVS ?

J.-L. C.: Pen­dant « Toernee Gen­er­al », le Fes­ti­val que nous organ­isons annuelle­ment avec nos amis flamands du KVS, les publics se mélan­gent réelle­ment, parce qu’on se trou­ve dans le cadre d’une man­i­fes­ta­tion, d’un évène­ment qui a vrai­ment pour objec­tif de créer ce métis­sage entre les deux com­mu­nautés lin­guis­tiques. Durant la sai­son, c’est un proces­sus qui s’installe peu à peu, mais de façon tan­gi­ble.
Cette col­lab­o­ra­tion, cette rela­tion forte qui existe entre nos deux théâtres est sou­vent citée en exem­ple par la presse fran­coph­o­ne et néer­lan­do­phone (surtout en ces temps de ten­sions poli­tiques aiguës entre les deux com­mu­nautés…) et chaleureuse­ment saluée par nos publics. En revanche, elle ne cor­re­spond en rien à un acte de mil­i­tan­tisme com­mu­nau­taire ni à un vieux réflexe « bel­gi­cain ». Une fois encore, rien que de la con­vic­tion…

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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
Nancy Delhalle
Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
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Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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