Le mari, la femme, l’amant et les boulettes de viande

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Portrait

Le mari, la femme, l’amant et les boulettes de viande

Retour sur le théâtre de Franz Xaver Kroetz

Le 12 Jan 2009
Meilleurs souvenirs de Grado.
Meilleurs souvenirs de Grado. Photo de Elisabeth Carecchio

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Meilleurs souvenirs de Grado. Photo de Elisabeth Carecchio
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 100 - Poétique et politiqueCouverture du numéro 100 - Poétique et politique - Festival de Liège
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APRÈS avoir présen­té CONCERT À LA CARTE en 2005 dans une mise en scène de Thomas Oster­meier, c’est une nou­velle pièce de Franz Xaver Kroetz qu’accueille le Fes­ti­val de Liège en 2009, NEGERIN ( NÉGRESSE ), que l’auteur met lui-même en scène en français. Parce qu’elle est issue d’une ébauche conçue dans les années soix­ante et remaniée dans les années qua­tre-vingt-dix, cette créa­tion offre une occa­sion priv­ilégiée de revenir sur le par­cours d’un dra­maturge qui renoue ici avec l’âpreté sans com­men­taire de la « pre­mière manière » qui le fit con­naître au début des années soix­ante-dix avec des pièces telles que TRAVAIL À DOMICILE et UNE AFFAIRE D’HOMME.

NEGERIN : une femme, deux hommes, aucune possibilité

La femme se rha­bille. L’amant hésite à s’attarder et s’inquiète du retour du mari. On sonne. Le mari entre. Scène de ménage.

Sur ce canevas usé, Franz Xaver Kroetz con­stru­it une fable pro­pre­ment glaçante dont per­son­ne ne sor­ti­ra indemne : tan­dis que mari et amant quit­tent la scène pour rejoin­dre l’hôpital, l’un, pour faire recoudre ses plaies au couteau, l’autre, pour s’entendre diag­nos­ti­quer une prob­a­ble blennor­ragie, la femme gît au sol après avoir été bru­tale­ment mise à tabac et bre­douille quelques mots pour ras­sur­er les enfants qui la ques­tion­nent depuis leur cham­bre, sans qu’on soit vrai­ment cer­tain qu’elle pour­ra sur­vivre à cette nuit.

Dis­paru, le joli salon du théâtre bour­geois dans lequel les cou­ples inter­dits s’émoustillent de leur pro­pre audace trans­gres­sive en atten­dant qu’une ultime péripétie vienne oppor­tuné­ment remet­tre les meubles à leur place et restituer les femmes à leurs maris. Si la comédie de boule­vard vire ain­si au cauchemar et cède le pas au fait divers le plus sor­dide, c’est qu’elle intè­gre ici ce que la loi du genre la somme habituelle­ment de nier, à savoir le réel. Celui-ci prend d’abord la forme triv­iale d’une bouteille de bière, d’une assi­ette de boulettes et d’un anorak troué, fétich­es qui se char­gent bien moins d’assurer des effets de couleur locale qu’ils ne soulig­nent le trans­fert du fameux trio théâ­tral sur des ter­res qui lui sont rad­i­cale­ment étrangères. Ce sont égale­ment les sujets de con­ver­sa­tion aux­quels s’accroche le morne dia­logue post coï­tum : la nou­velle cuisinière qu’on s’enorgueillit de vouloir pay­er comp­tant, la sépa­ra­tion con­ju­gale sur fond de chô­mage et d’alcoolisme, les efforts pour tenir la mai­son pro­pre et habiller les enfants de neuf en dépit de tout et du reste… Avant même que la porte ne s’ouvre et n’introduise la présence per­tur­ba- trice de l’intrus dans le huis clos des amants, la scène ne cesse donc d’être aux pris­es avec son dehors, inscrivant l’espace privé dans un ordre social qui le pénètre de toutes parts et qui scelle d’emblée sa pré­car­ité. En creux, elle des­sine aus­si le por­trait d’une Mère Courage prête
à tout pour pro­téger son ter­ri­toire et son indépen­dance fraîche­ment recon­quise, pré­parant d’ores et déjà sa désig­na­tion comme bouc émis­saire à l’adresse d’une com­mu­nauté mas­cu­line empressée d’exercer sur le corps de la femme le pou­voir qui, partout ailleurs, ne cesse de lui être refusé. Or, c’est de cette insta­bil­ité fon­da­trice, économique et sex­uelle, que se nour­ri­ra con­scien­cieu- sement le déraille­ment de la fable, sub­sti­tu­ant bien­tôt sang, sperme et vomi à la prose encore chaleureuse
des boulettes.

Jusqu’à ce que les rêves d’intérieur de Frau Opper­mann ne vien­nent – défini­tive­ment ? – se bris­er con­tre les coups redou­blés de l’amant, le cap au pire que ménage la pièce aura néan­moins comp­té bien des ter­giver­sa­tions. Pas­sant d’un milieu social à l’autre, le vaude­ville tourne mal, mais ne saurait se con­ver­tir
en tragédie, ni même en mélo­drame. Les per­son­nages n’auront droit ni aux hon­neurs du des­tin, ni aux larmes de l’innocence per­sé­cutée. La greffe ne prend pas, comme l’attestent les bégaiements de l’«intrigue » et le principe d’exaspération qui sem­ble à lui seul motiv­er son évo­lu­tion. On sonne, disions-nous : en effet, la ren­con­tre fâcheuse que nous promet­tent les pre­mières répliques a bel et bien lieu, mais il fau­dra encore quelques entrées et sor­ties pour que la pièce n’exécute son sin­istre pro­gramme. Sous pré­texte de récupér­er des affaires pro­pres, le mari écon­duit men­ace de défon­cer la porte et tente ce qu’on devine être un énième retour auprès d’une femme-forter­esse qui défend son foy­er comme son joy­au. De ce coup de théâtre au petit pied, n’émerge d’abord que la scène, mille fois jouée, de l’affrontement con­ju­gal, exac­er­bé par la colère du trou­ble-fête de voir si con­crète­ment tout ce dont
il se trou­ve désor­mais privé, gîte et cou­vert com­pris. Comme il le fai­sait dans ses pre­mières pièces, Kroetz use d’inversions bur­lesques qui met­tent les codes dra­ma­tiques du théâtre le plus éculé à l’épreuve de con­di­tions d’existence qui enrayent leur bon fonc­tion­nement, nous lais­sant dans un pre­mier temps la cru­elle respon­s­abil­ité de savoir s’il faut en rire ou s’en effray­er. Révéla­tion ven­ger­esse de la « chtouille » infâ­mante de la femme, usurpa­tion provo­ca­trice d’une boulette à même l’assiette de l’amant… C’est avec les moyens du bord que le mari s’acquitte de la fonc­tion du Méchant et bafoue l’honneur de ses vic­times récal­ci­trantes : les couteaux de cui­sine se font d’ores et déjà menaçants et mac­u­lent l’impeccable logis d’une pre­mière tache de sang, mais « la scène à faire » – duel ou bas­ton­nade – est refusée. L’heure n’est pas au drame et la séquence, sous ten­sion, achoppe sur la néces­sité plus impérieuse de rançon­ner quelques marks avant de par­tir. En guise de con­clu­sion tem­po­raire, le mari vend son anorak à l’amant, étrange trans­ac­tion qui se donne comme un trans­fert des droits de pro­priété sur la femme dont les deux hommes devenus parte­naires en affaires ne songeront que plus tard à rené­goci­er l’usufruit. Fin du pre­mier round.

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Armelle Talbot
Agrégée de lettres modernes, Armelle Talbot est actuellement ATER en Arts du Spectacle à l’Université...Plus d'info
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