Tuer, jouir et toucher les étoiles

Théâtre
Critique

Tuer, jouir et toucher les étoiles

À propos de L’EMPEREUR DE CHINE, de Georges Ribemont-Dessaignes

Le 14 Avr 2010
Yvon Prigent, Christelle Podeur, et Claudine Cariou dans L’EMPEREUR DE CHINE de Georges Ribemont-Dessaignes, mise en scène Madeleine Louarn, CDDB-Théâtre de Lorient, décembre 2009. Photo Christian Berthelot.
Yvon Prigent, Christelle Podeur, et Claudine Cariou dans L’EMPEREUR DE CHINE de Georges Ribemont-Dessaignes, mise en scène Madeleine Louarn, CDDB-Théâtre de Lorient, décembre 2009. Photo Christian Berthelot.

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Yvon Prigent, Christelle Podeur, et Claudine Cariou dans L’EMPEREUR DE CHINE de Georges Ribemont-Dessaignes, mise en scène Madeleine Louarn, CDDB-Théâtre de Lorient, décembre 2009. Photo Christian Berthelot.
Yvon Prigent, Christelle Podeur, et Claudine Cariou dans L’EMPEREUR DE CHINE de Georges Ribemont-Dessaignes, mise en scène Madeleine Louarn, CDDB-Théâtre de Lorient, décembre 2009. Photo Christian Berthelot.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

L’EMPEREUR DE CHINE fut écrit en 1916 sur les papiers verts du Min­istère de la Guerre. Dans cette fable poli­tique où l’absurde côtoie le grotesque, c’est toute l’organisation sociale d’un pays qui se voit boulever­sée : l’ordre exis­tant est ren­ver­sé, et les lim­ites de la morale franchies. Le chaos s’empare du monde. Les désirs les plus pri­maires se réalisent. Face au désas­tre, les pul­sions de sexe et de mort se déchaî­nent, par-delà le bien et le mal… La met­teure en scène Madeleine Louarn a choisi de met­tre en scène le texte de Georges Ribe­mont-Des­saignes, – poète dadaïste et artiste niet­zschéen –, parce que son écri­t­ure lui paraît éminem­ment scénique, et pour ce qu’il nous dit du désas­tre du monde, aujourd’hui.

Georges Ribe­mont-Des­saignes est l’auteur de cette pièce de théâtre qui ne fut mise en scène qu’une fois, en 1925, par les époux Autant-Lara. Autre­fois con­nu au sein du célèbre mou­ve­ment Dada, aujourd’hui qua­si­ment oublié des lecteurs aus­si bien que des uni­ver­si­taires, Ribe­mont-Des­saignes écriv­it ce texte en réponse à l’UBU de Jar­ry, sur le même fond de cat­a­stro­phe que fut la pre­mière Guerre mon­di­ale.
En 1916, Ribe­mont-Des­saignes était alors engagé au secré­tari­at aux dis­parus. Il ne con­nais­sait pas encore le dadaïsme qui nais­sait à Zurich, autour du Cabaret Voltaire d’Hugo Ball, Hans Harp, Tris­tan Tzara… Son EMPEREUR DE CHINE fut pour­tant con­sid­éré comme l’une des pièces de théâtre les plus abouties du mou­ve­ment et la pre­mière œuvre de théâtre pub­liée dans la col­lec­tion Dadaau Sans­pareil, en 1921.
Ribe­mont n’écrivit pas seule­ment du théâtre mais aus­si des romans, de la poésie… Son œuvre lit­téraire con­sid­érable s’étend à tous les gen­res et recou­vre générale­ment un pro­pos philosophique. « Il incar­ne le type même de l’artiste niet­zschéen. Car musi­cien, pein­tre, poète, phare de l’avant-garde Dada et sur­réal­iste, il pra­tique indif­férem­ment tous ces arts avec la même avid­ité, la même com­pé­tence et le même bon­heur. »1 Madeleine Louarn, qui appré­cie l’auteur autant pour sa pro­duc­tion lit­téraire et artis­tique, que parce « qu’il était un drôle de bon­homme…»2, con­sid­ère que les uni­ver­si­taires l’ont con­gelé. Sa vio­lence icon­o­claste et son humour cor­rosif expliquent sans doute en par­tie pourquoi il a été frap­pé d’ostracisme. Bon nom­bre de ses textes, dessins et tableaux sont per­dus. Cer­taines de ses toiles lui ont d’ailleurs servi à con­stru­ire le toit d’un poulailler…

L’intérêt de Madeleine Louarn pour l’œuvre de Georges Ribe­mont-Des­saignes et le Dadaïsme est ancien. Elle est depuis longtemps fascinée par leur révo­lu­tion de la pen­sée, par l’intensité de cette défla­gra­tion du début du XXe siè­cle. Elle est sen­si­ble à la manière Dada de saisir la réal­ité, qui per­met non seule­ment de sub­ver­tir, de trans­gress­er, mais bien au-delà, d’ouvrir d’autres espaces vers une autre beauté. Et pense que si le texte de Ribe­mont a su éclair­er le désas­tre de la guerre des tranchées, il éclaire tou­jours notre époque avec per­ti- nence, « même si cela ne se traduit pas par des charniers de cadavre comme à Ver­dun. » L’homme qui sort de ce désas­tre est le jou­et de ses instincts. La société déraille et Dada la raille. Les sujets qui tra­versent L’EMPEREUR DE CHINE sont, pour elle, tout à fait trans­pos­ables dans notre monde mon­di­al­isé : pul­sions vitales et vio­lentes, désirs effrénés de sexe et de mort – avec pas­sages à l’acte – assor­tis d’une infinie quête d’absolu.
Madeleine Louarn, qui a déjà mon­té plusieurs petites pièces de Ribe­mont3, s’intéresse au pan philosophique de son écri­t­ure. L’EMPEREUR DE CHINE est pour elle une des plus belles pièces méta­physiques, à la fois drôle et poé­tique – où l’on cop­ule et coupe des têtes à tire-lar­ig­ot. Les thèmes sub­ver­sifs qui la tra­versent sont forte­ment portés par les acteurs de Catal­yse.

L’Atelier Catal­yse est com­posé de per­son­nes en dif­fi­culté physique et men­tale qui ont choisi de devenir des acteurs. Grâce à l’association Les Genêts d’or qui leur offre un cadre pro­fes­sion­nel (tra­vail quo­ti­di­en et rémunéra­tion), les comé­di­ens hand­i­capés con­stituent une troupe sol­idaire, qui s’est for­mée au fil des années, auprès de Madeleine Louarn et de son équipe.
À ses débuts, elle était édu­ca­trice pour des adultes hand­i­capés. Elle n’y con­nais­sait pas grand-chose au théâtre, et le pre­mier spec­ta­cle qu’elle vit à Paris en 1981, WIELOPOLE, WIELOPOLE de Tadeusz Kan­tor, fut aus­si une révéla­tion : le lan­gage et la puis­sance scénique de ce spec­ta­cle cor­re­spondait au type de tra­vail qu’elle souhaitait entre­pren­dre avec ses acteurs. En s’intéressant de plus près à Kan­tor, elle a appris l’importance des Dadaïstes (et surtout de Picabia) dans son œuvre.
Selon Dada, l’Art est quelque chose en mou­ve­ment, qui ne se trou­ve pas là où on l’attend. Selon Madeleine Louarn, il se trou­ve sans doute dans le type de jeu pro­posé par ses acteurs (tra­vail effec­tué au plateau par l’acteur Jean-François Auguste), dans leur présence scénique pas clas­sique, qui fait l’objet d’un tra­vail essen­tielle­ment ori­en­té sur le corps : où il est ques­tion de tra­vailler le texte avec son corps comme un ath­lète, ou un danseur, avec beau­coup de force et d’énergie. Madeleine Louarn est per­suadée que le lan­gage vient du corps, qu’il y a une sorte d’aller-retour per­ma­nent en la mémoire de celui-ci et celle de l’esprit : qu’il existe quelque chose de mus­cu­laire dans la pen­sée, et que la con­struc­tion des émo­tions est à l’origine de notre ratio­nal­ité.
Le tra­vail qu’elle pro­pose aux acteurs de Catal­yse s’inscrit dans le droit de fil de cette vision non-duelle, du corps et de l’esprit, et tient compte des dif­fi­cultés pro­pres aux acteurs pour s’approprier le texte. Erwana Pri­gent assure le rôle de « répétitrice », et pour par­er aux trous de mémoire pen­dant les représen­ta­tions,
Stéphanie Peina­do est souf­fleuse pen­dant les spec­ta­cles. Madeleine Louarn a écrit une adap­ta­tion très con­cen­trée autour de treize per­son­nages prin­ci­paux, réduisant le texte de plus d’un tiers. « Il y a nor­male­ment qua­tre- vingts per­son­nages. J’ai choisi d’enlever toutes les scènes de foule. L’EMPEREUR regorge de représen­tants du peu­ple des fonc­tion­naires, des religieux, des sol­dats… sym­bol­es d’une hiérar­chie sociale très lourde en France avant la sec­onde Guerre mon­di­ale. » Elle a choisi d’ôter Jar­ry et de garder Niet­zsche.

  1. Anne-Marie Amiot, « Georges Ribe­mont- Des­saignes : du nihilisme Dada au dithyra­mbe dionysi­aque », in Noe­sis, no 7, La philoso­phie du XXe siè­cle et le défi poé­tique. ↩︎
  2. La plu­part des cita­tions de Madeleine Louarn et des acteurs sont extraites d’une ren­con­tre avec le pub­lic que j’ai ani­mée, et qui a eu lieu au CDDB de Lori­ent, à l’issue d’une représen­ta­tion en décem­bre 2009. ↩︎
  3. Notam­ment LE PARTAGE DES OS, LARME DE COUTEAU, L’ARC EN CIEL, ZIZI DE DADA. ↩︎
  4. Cet artiste du Bauhaus a théorisé et mis en pra­tique un tra­vail d’acteurs emprun­tant au jeu de la mar­i­on­nette : styl­i­sa­tion de la gestuelle, jeu sans affè­terie, cos­tumes con­traig­nant les corps comme des scaphan­dres… ↩︎
  5. L.H.O.O.Q. est une œuvre d’art de 1919 de Mar­cel Duchamp, par­o­di­ant LA JOCONDE. Son titre est à la fois un homo­phone du mot anglais look et un allo­graphe que l’on peut ain­si pronon­cer :  « elle a chaud au cul ». ↩︎
  6. Mar­i­on­nettes et pan­tins conçus par Pao­lo Duarte. ↩︎

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Madeleine Louarn
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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