Une histoire sans nom

Théâtre
Réflexion

Une histoire sans nom

Le 28 Avr 2010
Simone Toni dans IL VENTAGLIO de Carlo Goldoni, mise en scène Luca Ronconi, Piccolo Teatro di Milano, 2006. Photo Marcello Norbeth / Piccolo Teatro di Milano.
Simone Toni dans IL VENTAGLIO de Carlo Goldoni, mise en scène Luca Ronconi, Piccolo Teatro di Milano, 2006. Photo Marcello Norbeth / Piccolo Teatro di Milano.
Simone Toni dans IL VENTAGLIO de Carlo Goldoni, mise en scène Luca Ronconi, Piccolo Teatro di Milano, 2006. Photo Marcello Norbeth / Piccolo Teatro di Milano.
Simone Toni dans IL VENTAGLIO de Carlo Goldoni, mise en scène Luca Ronconi, Piccolo Teatro di Milano, 2006. Photo Marcello Norbeth / Piccolo Teatro di Milano.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
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QUELQUES NOTIONS, essen­tielles à la déf­i­ni­tion de l’humanité de l’homme peu­vent ren­dre sourd et muet, à moins de se livr­er à la longue patience philosophique. Cela veut dire qu’à moins d’élaborer des con­cepts et des hypothès­es, de les con­fron­ter à l’observation et à l’expérience, d’en con­stru­ire et d’en éprou­ver la rai­son et la logique, on ne peut rien dire, et dif­fi­cile­ment enten­dre. À celui qui voudrait se dis­penser, ou ne pas se con­tenter de cet exer­ci­ce, il faut un bien par­ti­c­uli­er lan­gage des signes pour saisir ce qui laisse sans voix.
Le théâtre pour­rait être ce lan­gage, cet art qui s’adresse pré­cisé­ment au sourd-muet que je puis être. On objectera que c’est un art de la parole, qu’on ne cesse d’y débat­tre et d’y argu­menter. Oui, bien sûr, mais on répon­dra qu’il est depuis longtemps défi­ni comme « action », que ça dure, et que c’est sans doute pour cela qu’il s’exerce depuis si longtemps dans nos con­trées.
S’il y a une « action » représen­tée, c’est que quelque chose échappe au domaine strict de la parole, qui ne lui est pas réductible, qui se loge dans son défaut, s’adjoint à sa lim­ite. Le théâtre comme « action » est réflex­ion de ce que la langue ne sat­is­fait pas. Cela ne veut pas dire que les acteurs sont des ani­maux : leur lan­gage silen­cieux, leur être pan­tomim­ique sup­pose la parole. Il faut la parole en tant qu’elle ne suf­fit pas pour qu’existe le lan­gage silen­cieux de l’action. Il n’y a que l’animal par­lant, soit l’homme, qui peut se taire.
Lacan dit, et tout un cha­cun peut l’éprouver, que « le désir, fonc­tion cen­trale à toute l’expérience humaine, est désir de rien de nom­ma­ble »1. Si le théâtre, comme la cure ana­ly­tique d’où le psy­ch­an­a­lyste tire cette leçon, est une pra­tique qui tourne autour du pas nom­ma­ble, alors il se pour­rait bien que, dans ses machiner­ies, il ait rap­port au désir. Et que, peut-être, sans que l’on y prenne garde et qu’on ne l’envisage pas suff­isam­ment selon cette per­spec­tive, il ne par­le que de cela.
Pour le démon­tr­er, prenons une pièce au hasard, ou presque, L’ÉVENTAIL de Car­lo Goldoni. La pièce est écrite à Paris à la fin de sa vie, et à l’intention d’un théâtre véni­tien, elle est créée en 1765, ne con­naît pas un grand suc­cès, et passe quelque­fois pour un sim­ple exer­ci­ce de vir­tu­osité. Or la pièce est un des chef‑d’œuvre de Goldoni, pour cette rai­son pré­cisé­ment. Dans une let­tre au mar­quis Alber­gati Capacel­li de Bologne, il écrit : « Je pense main­tenant à un nou­veau genre de comédie pour voir si de ces acteurs, je réus­sis à tir­er quelque chose de bon. Ils n’apprennent pas les scènes écrites, ils ne jouent pas les scènes à canevas quand elles sont longues, alors j’ai fait une comédie aux scènes nom­breuses, brèves, piquantes, ani­mées d’une action inces­sante et d’un mou­ve­ment con­tin­uel afin que les comé­di­ens n’aient rien d’autre à faire qu’à don­ner vie à des actions plus qu’à des mots »2.
Voilà, les mots ne sont là que comme élé­ments d’une action, agents d’une force plus que d’un signe, ils sont là pour accélér­er, pas pour nom­mer. On ne s’étonnera donc pas qu’elle mette en jeu « rien de nom­ma­ble », autant dire le désir.
Une jeune fille, nom­mée Can­di­da, aimée d’un Evaris­to, laisse tomber du bal­con son éven­tail qui se brise. L’amant n’a alors de cesse que de vouloir le rem­plac­er, mais il faut toute la longueur de la pièce, et d’odysséennes péripéties, avant qu’il ne revi­enne en ses mains ini­tiales. Il est con­fié, trans­mis, volé, acheté, repris, caché, don­né, et passe entre les mains d’à peu près tous les per­son­nages de la pièce. Or, il se trou­ve qu’à un moment, l’amant irrité de tant de malen­ten­dus à pro­pos de cet éven­tail qui a joué la fille de l’air, malen­ten­dus qui risquent de lui faire per­dre l’objet de son amour, casse le morceau, explique à Can­di­da que c’est elle qu’il aime, que les tribu­la­tions de l’éventail ne sont pas de son fait, et qu’il peu­vent donc s’aimer tran­quille­ment. Il est con­va­in­cant, Can­di­da accepte ses expli­ca­tions, mais elle met une con­di­tion « à l’accomplissement de (son) bon­heur »3, qu’il lui remette l’éventail qu’il n’a pas. L’amour est avoué, entier, réciproque, mais il est sous la ten­sion d’un désir pré­dom­i­nant, obtenir l’éventail.
Ce n’est pas grand-chose qu’un éven­tail, du vent, et il faut sans doute qu’il en soit ain­si : si le désir est « désir de rien de nom­ma­ble », alors il n’y a que presque rien qui puisse le représen­ter. Dans le film d’Éric Rohmer, LE GENOU DE CLAIRE, le per­son­nage joué par Jean-Claude Bri­aly con­fie à son amie Auro­ra que, à l’apparition d’une jeune fille prénom­mée Claire, il a été saisi d’un immé­di­at et intense désir, mais un désir « de rien ». Séduire et pos­séder la jeune fille serait alors inutile, car inadéquat. Quoique ce soit elle qui le sus­cite, l’objet de son désir n’est pas Claire. Alors il faut bien lui don­ner un nom pour machin­er une action qui don­nera con­sis­tance au désir, un geste vicaire de l’innomé. Le nom est « genou », et l’action con­sis­tera à le touch­er sans sus­citer rebuf­fade ni toute autre con­séquence. Éven­tail et genou sont les prête-noms de ce qui n’a pas de nom.
Dans L’ÉVENTAIL, Evaris­to est un amant par­fait : il con­naît la dif­férence entre l’amour et le désir, et il éval­ue par­faite­ment la valeur de ce pas grand-chose d’éventail : « Il ne vaut rien, mais pour moi, il est sans prix »4. L’amour se mon­naye, pas le désir ; l’amour est une his­toire, le désir un des­tin. À la fin de la pièce de Bernard-Marie Koltès, DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON5, les deux pro­tag­o­nistes sont sur le point de s’étreindre dans un com­bat, et ceci, après un long échange ouvert par un des plus beaux débuts de la lit­téra­ture dra­ma­tique : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas…».
Que ce soit dans la comédie, la tragédie ou le drame, la mort n’est jamais loin des trames du désir. Même la plus banale des civil­ités le dit : « Voici l’homme qui meurt du désir de vous voir »6. Quand Evaris­to se présente sans l’éventail devant Can­di­da, elle s’évanouit. Puis, lorsque Can­di­da le lui réclame en vain, c’est à son tour de défail­lir, et il faut un vin à « ressus­citer les morts » pour le ranimer. C’est pourquoi, quand a été éprou­vé ce que l’éventail met en jeu, l’objet est ren­du à sa nature de chose, et il dis­paraît sous ses effets :  « Quelle drôle de chose, cet éven­tail ! Il nous a tous fait tourn­er la tête du pre­mier au dernier ». L’innomé fait égale­ment retour, et Can­di­da, ayant retrou­vé son éven­tail, déclare « Je ne saurais exprimer l’excès de mon con­tente­ment ». Ce qui veut dire, bien sûr, qu’elle est sat­is­faite, mais aus­si que l’objet de son con­tente­ment n’a pas de nom.

  1. Jacques Lacan, LE SÉMINAIRE, LIVRE II, LE MOI DANS LA THÉORIE DE FREUD ET DANS LA TECHNIQUE PSYCHANALYTIQUE, Édi­tions du Seuil, Paris, 1978, p. 261, 262. ↩︎
  2. Cité par Ginette Her­ry dans son intro­duc­tion à la pièce. Dans Car­lo Goldoni, LES ANNÉES FRANÇAISES, intro­duc­tion, tra­duc­tion et notes de Ginette Her­ry, vol­ume III, Imprimerie nationale édi­tions, col­lec­tion « Le Spec­ta­teur français », Paris, 1993, p. 108. Les cita­tions de la pièce sont tirées de cette édi­tion. ↩︎
  3. III, 6, p. 225. ↩︎
  4. III, 10, p. 243. ↩︎
  5. Les édi­tions de Minu­it, Paris, 1986. ↩︎
  6. Molière, LES FEMMES SAVANTES, III, 3. ↩︎
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Jean-Loup Rivière
Jean-Loup Rivière est Professeur à l’École normale supérieure (Lyon) et au Conservatoire national supérieur d’art...Plus d'info
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