SI ON M’AVAIT DEMANDÉ, il y a quelques années d’écrire un article sur le théâtre indépendant en Roumanie, il est probable que mon ton aurait été exalté et optimiste. Mais aujourd’hui, il m’est impossible d’écrire un tel texte d’une manière calme et détachée. À l’heure où j’écris ces lignes, on annonce des réductions massives des salaires dans la fonction publique, les rues sont paralysées par des grèves et l’atmosphère dans le pays est tout aussi trouble que dans les années 90. Cette idée des romantiques (soutenue par Shelley dans LA DÉFENSE DE LA POÉSIE) selon laquelle la vitalité du théâtre est conditionnée par la santé de l’État semble justifiée et pourrait expliquer la cause de cette torpeur qui a saisi le secteur indépendant du théâtre roumain – c’est-à-dire précisément le secteur artistique qui devrait être le plus réceptif aux aspects sociaux et politiques.
Il y a sept ans, lorsque Gianina Carbunariu a écrit et mis en scène STOP THE TEMPO au Théâtre Luni de Green Hours (un des plus anciens théâtres privés), l’atmosphère était tout à fait différente dans le secteur du théâtre indépendant. Si, avant 1989, les metteurs en scène « affrontaient » le régime politique par un discours voilé, dans la période postrévolutionnaire, lorsque ce type d’attaques détournées n’avait plus de sens, beaucoup d’entre eux ont préféré la tour d’ivoire et l’isolement dans un théâtre métaphorique, « loin de la foule déchaînée ». Et voilà qu’en 2003, une jeune metteur en scène écrit un texte-manifeste qui choque d’abord par la franchise (même le jeu frontal des trois acteurs était suggestif en ce sens): sans nuances, sans symboles, sans intentions de faire de la littérature. Davantage qu’une critique très dure à l’encontre de la société ravagée par un capitalisme sauvage, STOP THE TEMPO fut aussi un cri contre le silence des autres et a été en même temps l’impulsion dont le théâtre indépendant avait besoin.
Pour mieux comprendre le contexte dans lequel un spectacle comme STOP THE TEMPO a été possible quelques précisions liées aux débuts du théâtre indépendant sont nécessaires. C’est le comédien Marcel Iures qui a créé le premier théâtre indépendant en Roumanie. Et parmi ceux qui l’ont soutenu dans la création du Théâtre ACT (bien que le Théâtre ACT ait été fondé en 1995, son siège a été inauguré en 1998), on trouve des artistes comme Tom Cruise, Richard Eyre, Tom Stoppard, Diana Rigg, Judi Dench, Alan Bates et Ian Holm. Toujours à la même époque, Voicu Radescu, le propriétaire du club de jazz Green Hours, a décidé de donner à ce lieu une dimension théâtrale. Ainsi est né le Théâtre Luni (le théâtre du lundi), le premier café-théâtre de Roumanie, situé à quelques mètres de distance du Théâtre ACT.
Avec l’apparition de ces deux espaces théâtraux, une mutation fondamentale a eu lieu : une autre manière de voir le théâtre. Quand je dis voir, je me réfère exactement au sens concret du terme. Les spectateurs du théâtre ACT, habitués d’admirer Marcel Iures sur la scène à l’italienne, ont été choqués de le voir jouer à quelques mètres d’eux. Iuresse souvient qu’au début, le public était très réservé et hésitait à réagir pendant les spectacles précisément à cause de cette proximité qui l’inhibait. Dans le cas du Théâtre Luni de Green Hours, le choc a été deux fois plus grand. Pour ceux qui voient le théâtre uniquement comme un lieu de culture et comme un temple où l’on doit marcher pieusement, l’image des spectateurs qui boivent de la bière et fument tandis que les acteurs jouent près d’eux ne pouvait être comprise autrement que comme un geste impie. Et pourtant, ces deux théâtres sont devenus les références du mouvement théâtral indépendant de Roumanie.