Bernard Debroux : Tu viens d’arriver à la direction du théâtre municipal São Luiz, qui a une histoire de plus de cent ans et qui a subi de nombreuses métamorphoses au cours du temps. C’était au départ le théâtre de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie (il portait alors un nom royal), puis il est devenu le théâtre de la République. Il a donc changé de public et de programmation et a toujours été assez ouvert : on y a projeté les premières séances de cinéma dans les années trente. Il y a eu beaucoup de comédies musicales. Il a aussi été rénové à plusieurs reprises. C’est aujourd’hui le théâtre de la ville de Lisbonne. Quelle est sa spécificité par rapport aux autres théâtres portugais ?
José Luís Ferreira : Ce théâtre a en effet une longue histoire. Comme la plupart des théâtres au Portugal, il a été construit au départ d’une initiative privée : un ex émigrant portugais au Brésil, Visconde de São Luiz de Braga (d’où son nom aujourd’hui), qui y avait fait fortune, a décidé, quand il est revenu vivre au Portugal, d’investir dans ce lieu et dans cette possibilité d’animer la ville. Au cours du XXe siècle, ce théâtre a subi de nombreuses transformations toujours avec le projet d’une popularisation des arts – d’où la présence dans ce lieu du cinéma, qui a été très important à partir des années trente. METROPOLIS de Fritz Lang a été projeté ici pour la première fois au Portugal. C’est aussi ici qu’Almada Negreiros a lu son ULTIMATUM FUTURISTE. Au cours de ces dix dernières années, la ville de Lisbonne a beaucoup investi dans la rénovation matérielle du théâtre. Elle a compris également qu’il fallait un réel projet artistique pour gérer le théâtre, que c’était la seule façon de garantir l’accomplissement de sa mission de service public.
J’ai la chance d’hériter de ce théâtre après huit années de direction de Jorge Salavisa. Son parcours artistique s’est réalisé dans l’univers de la danse mais il a en même temps accumulé une expérience immense dans tous les domaines de la création et de la gestion artistique. Il a, d’une certaine façon, bâti l’image que le théâtre São Luiz offre aujourd’hui : celle d’un théâtre populaire, en dialogue avec le travail artistique de la ville, ouvert sur le pays et les citoyens, c’est-à-dire le public. C’est un théâtre à vocation pluridisciplinaire, ouvert aux différents courants artistiques (danse, théâtre, musique, littérature, et même arts visuels). C’est un des deux théâtres municipaux, l’autre étant le MariaMatosTeatroMunicipal, qui est davantage centré sur les nouvelles formes et les nouvelles générations. Avec ces deux théâtres, le citoyen lisboète a donc accès à ce qui se fait de plus important dans les arts contemporains au Portugal et à l’étranger.
B. D. : Tu as cette exigence d’ouverture aux différentes disciplines, avec le souci de la qualité, le maintien d’une certaine cohérence, et en même temps, cette volonté de toucher le citoyen de Lisbonne. Comment construis-tu la programmation ?
J. L. F. : Pour moi, le directeur artistique ou le programmateur n’est pas une espèce de « designer » de l’expérience esthétique d’une ville. Mon premier souci est de dialoguer, de parler avec tout le monde, de bien connaître les artistes et les structures de création de la ville. Je dois aller vite, je viens d’arriver et dois déjà présenter un programme pour la saison prochaine. Il s’agit de réfléchir à la mission du théâtre dans le contexte économique difficile du pays, sans négliger sa dimension spécifiquement artistique et culturelle. Voir comment le théâtre peut intervenir pour rendre possible les projets des artistes. C’est ma première saison ; après celle-ci, ce sera plus facile de coordonner les initiatives des artistes et des compagnies. Pour le moment, ma stratégie se cantonne à comprendre, connaître et voir comment intégrer dans la programmation les projets qui sont en train d’émerger. Je crois que la cohérence se fera surtout à partir d’une préoccupation de la réalité des gens, de leur vie réelle. Tout en restant, bien sûr, dans le domaine des arts, sans faire de la sociologie. Ce qui m’intéresse au premier plan, c’est de défendre un travail artistique qui est capable, soit d’inventer des formes nouvelles, soit de réinventer notre héritage, notre patrimoine, par le biais d’une réflexion sur l’Homme et la réalité sociale et politique.
Nous sommes dans une ville qui a une histoire très forte ; je vois le Tage depuis ma fenêtre. Lisbonne a toujours été un point de rencontre et de dialogue avec le reste du monde, surtout avec l’Amérique du sud, l’Afrique, l’Asie. C’est une caractéristique évidente de la composition culturelle de la ville. Elle est la première ville vraiment multiculturelle du monde occidental, elle intègre la mémoire de ces rapports établis historiquement avec le monde entier, mais aussi les défis de la mondialisation accélérée que nous vivons aujourd’hui. Et, en plus, Lisbonne est en train d’intégrer sa dimension de capitale européenne. Cette préoccupation du réel peut se concrétiser de diverses façons. Si on s’attache, par exemple, à une des expressions les plus emblématiques de la ville, le fado, on retrouve une forme à l’origine multiculturelle, qui rend universel un moment très intime. Le fado a beaucoup souffert à un moment d’une identification avec la propagande du régime fasciste qui a fini par éloigner une partie du public. Heureusement, ce préjugé est dépassé et il y a de plus en plus de jeunes créateurs qui contribuent à le renouveler. Je crois que l’on peut travailler sur des projets artistiques plus pointus ou plus traditionnels tout en privilégiant ce rapport au questionnement plus intime ou plus politique de la réalité qu’on habite.
B. D. : Puisque tu parles de ces contacts avec des artistes qui sont dans des processus de création, penses-tu aller vers une programmation de créations ? Le théâtre São Luiz a‑t-il pour mission d’aider des projets à se créer, ou bien ces projets sont-ils créés ailleurs et puis invités ?

J. L. F. : La mission centrale du théâtre São Luiz ne passe pas par la création. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je me suis senti légitimé pour postuler à cette fonction de direction artistique : je ne suis pas un créateur, et j’ai toujours cru et continue de croire que la direction des lieux de création doit être menée par un créateur. Le théâtre de la ville implique plutôt que le théâtre fasse un effort pour établir un rapport entre des créateurs singuliers et s’appliquer à ce que leurs créations voient le jour et rencontrent un public. Donc, privilégier par moments des projets plutôt que d’autres, faire des choix mais toujours dans un mécanisme de partage d’investissement, de coproduction. Je crois que c’est aux artistes d’inventer des projets, et de penser à la façon dont leur travail artistique peut entrer en dialogue avec la ville et avec le citoyen.
B. D. : Tu as parlé du théâtre municipal Maria Matos, quels sont les liens qu’il y a entre les deux structures ?
J. L. F. : Même si les deux théâtres municipaux ont des missions assez précises et diverses, il y a entre nous des collaborations multiples. D’un côté, tout ce qui est relatif à la création d’événements plus larges, plus visibles dans la ville. Nous préparons, par exemple, pour la fin 2012, un projet avec le Brésil. C’est un projet très vaste, qui se déroulera pendant six mois, qui comprend des résidences artistiques, des co-créations entre des artistes des deux pays et, finalement, une saison vouée aux arts et aux cultures brésiliens. Ce sont donc des dispositifs plus larges où chacun peut trouver son identité. Les domaines de la formation, des projets pédagogiques, ou bien des projets avec la communauté, sont également des territoires que nous avons envie d’explorer ensemble. Comme aussi le désir de placer la création portugaise contemporaine dans un cadre plus large, en rapport avec l’Europe et le reste du monde. Ce qu’on pourrait appeler « l’internationalisation de la création artistique portugaise ». Ce sont les trois axes les plus importants où il y a, en ce moment déjà, un désir de travail commun.
B. D. : La programmation proprement dite est pluridisciplinaire. Comment se fait l’équilibre entre les différentes formes artistiques ? Y en a‑t-il une qui joue un rôle moteur sur laquelle les autres se greffent ?
J. L. F. : Idéalement, il ne devrait pas y avoir d’hégémonie d’une discipline artistique. Le théâtre est un lieu de rencontre. Un lieu particulier où on vient écouter une pièce, voir une chorégraphie, entendre de la musique, mais aussi partager la lecture d’un texte, discuter des sujets importants pour la vie de la société, songer à des futurs alternatifs… Finalement, c’est le programme et les liens que nous arriverons à inventer entre les différentes propositions qui joueront ce rôle moteur, j’espère. Pour différentes raisons qui ont à voir avec les formes de production, de création et les niveaux d’investissement que chaque discipline exige pour se construire, il y aura toujours un investissement différent dans chaque discipline. La musique, comme forme plus reconnaissable, plus universelle de commu- nication, sera un peu plus importante quantitativement. Mais l’équilibre entre les différentes disciplines artistiques est de mise. Personnellement, j’ai cette utopie de voir s’établir entre le théâtre São Luiz et les publics de la ville une relation de confiance qui permette un contact permanent, avec des propositions assez différentes.