« LA MISE EN SCÈNE ne commence vraiment qu’au troisième acte. »1 En allemand dans le texte, la phrase claque comme une gifle. Elle ouvre la critique d’un journaliste renommé d’outre-Rhin traitant d’une mise en scène de TRISTAN UND ISOLDE par le Français Olivier Py, au Grand Théâtre de Genève. Que signifie t‑elle exactement ? Qu’au goût du rédacteur, les deux premiers actes n’étaient qu’une « mise en images » spectaculaire certes, mais dénuée d’un geste puissant de metteur en scène qui aurait assuré la primauté de ce dernier sur les autres éléments du spectacle – principe de ce qu’on appelle le Regietheater (théâtre de mise en scène). De manière étonnante, ce spectacle jugé avec une semblable sévérité par la plupart des commentateurs allemands devait pourtant obtenir le Prix du syndicat de la critique française…
L’exemple n’est pas isolé et il ne concerne pas seulement les journalistes. Cette divergence de réception attire notre attention sur la question du goût, qui n’est manifestement pas le même selon que l’on ait grandi en terres germaniques ou en pays latin. Un examen attentif des spectacles lyriques proposés dans différentes régions d’Europe confirme le phénomène : on ne voit pas le même genre de représentations dans les théâtres de France, d’Allemagne, d’Italie ou de Grande-Bretagne. En dépit d’une tendance à l’«homogénéisation » provoquée par l’intensification des échanges transnationaux – à travers les coproductions jadis rarissimes, mais rendues aujourd’hui nécessaires par l’urgence de « mutualiser » les coûts d’investissement –, malgré le fait, donc, que l’on peut (re)voir un même spectacle à Londres, Aix-en-Provence, Amsterdam, Florence et Vienne, toutes les programmations ne se ressemblent pas. Au-delà des colorations apportées par les équipes directoriales, on croit pouvoir déceler des nuances à l’échelle, si ce n’est nationale, du moins culturelle : le monde francophone pratique une forme de théâtre qui a ses particularismes et se différencie du théâtre germanique tout autant que du spectacle à l’anglo-saxonne.
Quelles sont ces caractéristiques « culturelles » et comment se manifestent-elles concrètement dans les spectacles ? Sont-elles à l’origine de certains malentendus, voire de scandales retentissants ? Ont-elles une source historique ? Sont-elles destinées à s’estomper ou, au contraire, à s’aviver ? C’est à de telles questions que cet article tentera d’esquisser des réponses, de manière tour à tour empirique et instinctive.
D’un pays l’autre
En matière de mise en scène lyrique, les clichés ont la vie dure. De nombreux spectateurs rangent encore les mises en scène d’opéra en deux catégories simplistes : moderne ou traditionnelle. Avec généralement un unique et grossier critère : est considéré comme « moderne » tout ce qui ne respecte pas la lettre des indications scéniques – ou l’image d’Épinal qu’on en possède. Et de multiples confusions : entre la scénographie et la mise en scène, entre la direction d’acteur et son absence, entre ce que la musique est censée exiger et ce qui relèverait d’une supposée dictature du dramaturge. Il n’en reste pas moins qu’au-delà des clichés, on peut effectivement relever des tendances dans les différents pays qui pratiquent l’opéra depuis plusieurs siècles. Au risque du gauchissement, tentons de cerner quelques traits caractéristiques.