Festival 2005 – 2013, un public ciselé

Théâtre
Réflexion

Festival 2005 – 2013, un public ciselé

Le 27 Mai 2013
Quatre heures du matin, entrée du public dans la Cour d’honneur du Palais des papes pour CESENA d’Anne Teresa de Keersmaeker / Rosas, Festival d’Avignon 2011. Photo Christophe Raynaud de Lage.
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Quatre heures du matin, entrée du public dans la Cour d’honneur du Palais des papes pour CESENA d’Anne Teresa de Keersmaeker / Rosas, Festival d’Avignon 2011. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Quatre heures du matin, entrée du public dans la Cour d’honneur du Palais des papes pour CESENA d’Anne Teresa de Keersmaeker / Rosas, Festival d’Avignon 2011. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 117-118 - Utopies contemporaines
117 – 118

HANNA ARENDT dis­ait qu’on ne parvien­dra jamais à penser la dimen­sion poli­tique tant qu’on s’obstinera à par­ler de l’homme, puisque la poli­tique s’intéresse juste­ment à quelque chose d’autre, qui sont les hommes, dont la mul­ti­plic­ité se mod­ule à chaque fois dif­férem­ment, qu’elle soit con­flit ou com­mu­nauté.1

Lieu de l’incarnation du mythe du théâtre pop­u­laire, le Fes­ti­val d’Avignon, créé en 1947 par Jean Vilar, a sus­cité et sus­cite encore toutes les ques­tions qui car­ac­térisent l’inépuisable débat sur la ques­tion des publics. Par son car­ac­tère unique sur le ter­ri­toire nation­al, il est un lab­o­ra­toire à ciel ouvert pour abor­der l’étude du théâtre, du spec­ta­cle vivant et des pra­tiques cul­turelles en général. Le Fes­ti­val d’Avignon (le In) offre env­i­ron quar­ante-cinq spec­ta­cles sélec­tion­nés par sa direc­tion artis­tique. Le Off comp­tait en 2012 plus de mille spec­ta­cles. Ce dernier est ouvert à tout groupe théâ­tral pour peu qu’il puisse s’assurer d’un lieu de représen­ta­tion. Le Off ne con­stitue donc pas une sélec­tion, pas plus qu’il ne man­i­feste une quel­conque poli­tique, mais son cat­a­logue con­stitue un bon indi­ca­teur de la diver­sité de l’offre théâ­trale à l’échelon nation­al. Par sa durée et son ampleur, le Fes­ti­val d’Avignon pose frontale­ment la ques­tion de l’observation des publics et de sa resti­tu­tion. On choisit de par­ler des publics, plutôt que « du » pub­lic, car l’unité du pub­lic avi­gnon­nais recou­vre des pos­tures divers­es, à tra­vers l’histoire du Fes­ti­val, qui à la manière du bateau de Thésée reste iden­tique à lui-même alors que tous ses élé­ments ont été changés, mais aus­si si l’on con­sid­ère les généra­tions de spec­ta­teurs et leur ancrage socio-démo­graphique. Des publics, tout le monde par­le : les directeurs suc­ces­sifs, les met­teurs en scène, les jour­nal­istes. Les soci­o­logues vien­nent en dernier, et leur parole s’ajoute à des strates de dis­cours accu­mulés sur ce qu’on croit con­naître de la réal­ité de la pop­u­la­tion de spec­ta­teurs.

La ser­vante est une petite ampoule sur pied, qui veille, la nuit, patiem­ment, sur le plateau du théâtre quand tout le monde est par­ti. Elle prend main­tenant la parole pour que des hommes vivent pro­tégés de sa lumière et trou­vent, dans leur longue veille, le chemin de leur expéri­ence, de celle que les hommes, trop sou­vent, passent leur temps à étein­dre.2 C’est ain­si qu’a pu être décrite ce que des soci­o­logues appelleraient, volon­tiers, la démarche méthodologique d’Olivier Py pour écrire une his­toire du théâtre dans sa pièce inti­t­ulée LA SERVANTE.3 Ici, la pour­suite du Fes­ti­val d’Avignon tien­dra lieu de pro­jet et de pro­pos méthodologique : pour­suiv­re des publics, suc­céder à des enquêtes. Et dans la resti­tu­tion de ce tra­vail, par­tir d’un point de vue résol­u­ment per­spec­tiviste, comme la soci­olo­gie d’enquête nous y invite, mais aus­si avoir l’ambition de se détach­er de tout souci d’exhaustivité pour mieux s’attacher à celui de la représen­ta­tion : par­tir des sail­lances du ter­rain mais en avouant que, dans la mon­stra­tion de ce que nous avons récolté, lorsque nous décrivons, nous fab­riquons une mise en lumière et donc une mise en obscu­rité. Tout cela, pour espér­er quelque relief au résul­tat.

Établir un réc­it du Fes­ti­val fait par­tie de son his­toire et les ouvrages com­mé­morat­ifs4, plus juste­ment réca­pit­u­lat­ifs, vien­nent régulière­ment ryth­mer les décen­nies de l’institution avi­gnon­naise. L’éclairage qui y est pro­duit sur le fes­ti­val est dif­fus et per­met, chaque fois, de revenir sur une représen­ta­tion glob­ale. De la même manière, les dis­cours et enquêtes sur les publics ont mar­qué son réc­it et l’ont, jusqu’à un cer­tain point, réori­en­té. Par­mi les mul­ti­ples enquêtes sur le Fes­ti­val d’Avignon, cer­taines sont plus remar­quables par leur ampleur et par les tour­nants qu’elles per­me­t­tent de décrire. En 1967, pour les vingt ans du Fes­ti­val d’Avignon, Vilar com­mande une enquête sur les publics à Janine Lar­rue5. Elle s’inscrit dans les pre­mières mesures de ce que l’on com­mence à cern­er comme effet d’une poli­tique cul­turelle, mais égale­ment de la fin de ce que d’aucuns ont qual­i­fié l’Âge d’or du Fes­ti­val d’Avignon. Le pub­lic de l’année d’avant 68 a vingt-neuf ans en moyenne. En 1981, Nicole Lang6 éclaire les publics du Fes­ti­val d’Avignon à par­tir d’un fes­ti­val sta­bil­isé ten­dant à se pro­fes­sion­nalis­er avec une soci­olo­gie aux caté­gorisées rou­tin­isées. Le pub­lic a trente-neuf en moyenne l’année de l’élection de François Mit­ter­rand, qui vien­dra dans la Cour d’honneur en y resacral­isant et en repoli­ti­sant le Fes­ti­val. En 1996 est relancée sous l’égide du Départe­ment des Études et de la Prospec­tive du Min­istère de la Cul­ture et de la Com­mu­ni­ca­tion, une enquête sur les publics du Fes­ti­val d’Avignon, con­duite par Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabi­ani7. Tout sem­ble dit sur les publics de théâtre, il est féminin, vieil­lit et se repro­duit. Le pub­lic a quar­ante-cinq ans en moyenne. Par la recon­duc­tion de cette même enquête, en 2005, on a pu con­stater un âge moyen de cinquante-cinq ans. À l’aune de ces nom­breux élé­ments, pourquoi pour­suiv­re une enquête aux con­stats con­duits et recon­duits ? En 2011, l’enquête rend compte d’un âge moyen de quar­ante ans soit cinq ans de moins qu’en 1996 et quinze de moins qu’en 2005. L’éclairage soci­ologique a per­mis, comme une pour­suite au théâtre, de met­tre en lumière non pas un élé­ment sta­tique, mais bien une dynamique, un déplace­ment. C’est ce que Jean Vilar8 pointait déjà en 1969 dans une allo­cu­tion publique sous le ciel avi­gnon­nais pour ren­dre compte de l’évolution du Fes­ti­val d’Avignon :

Au regard de cer­tains avi­gnon­nais, […] et com­prenez, à vingt-trois années de dis­tance, comme on dit – Oh comme il était beau le petit, il y a vingt ans… Bah, oui, il a gran­di. Comme tout être humain, nous sommes tous très beaux, tous char­mants pour nos pères et mères quand on a deux ou trois ans, quand on a six mois, qua­tre, cinq ans. Puis les prob­lèmes au moment de la puberté, ça se pose. Et ce n’est pas le père ou la mère qui les pose : c’est tou­jours celui qui vient après. Bon, il y a peut-être ce rap­port avec ceux qui jadis… Bon. Beh, oui, moi je ne sais pas ce n’est pas comme l’ont dit cer­tains jour­nal­istes de goût de vouloir pass­er le flam­beau. C’était le Nou­v­el Obser­va­teur qui dit que le flam­beau est telle­ment brûlant que j’ai envie de le pass­er. Je ne trou­ve pas qu’il soit brûlant, mais il est vrai qu’ayant un cer­tain âge et étant très attaché à cette ville et à ce que nous y avons fait déjà, bien ou mal, je souhaite qu’il y ait eu, au cours de toutes ces années, des gens qui soient venus tra­vailler à Avi­gnon, les acteurs, les chanteurs ou les met­teurs en scène ou tout autre et qu’Avignon puisse se per­pétuer non pas en ressem­blant aux images du passé mais se per­pétuer avec de nou­velles fonc­tions, de nou­veaux auteurs, de nou­velles façons de met­tre en scène poli­tiques ou pas. Et je crois que j’ai rai­son
de faire le reproche à une com­pag­nie ou à un fes­ti­val, comme on l’a eu fait, que nous nous sommes arrêtés à un cer­tain degré dans nos moyens, dans nos recherch­es pour faire venir un pub­lic de plus en plus pop­u­laire – pour employ­er une for­mule facile mais qui est claire.

Deux par­ties con­stituent ce texte. La pre­mière (I), dans un espace dynamique – « Vues de 2013 » –, se con­cen­tre sur les don­nées de publics récoltées depuis 1996. La sec­onde (II) s’efforce, au moins par­tielle­ment, de déclin­er la notion de pour­suite au sein de la man­i­fes­ta­tion avi­gnon­naise. Pour pal­li­er les défauts d’un texte qui procède par focus, il faut se rap­pel­er que les recherch­es dont il est issu con­stituent un pro­gramme et ren­voient, par­mi d’autres, à la lec­ture de trois ouvrages à crois­er pour mieux com­pren­dre sa démarche – La Petite fab­rique du spec­ta­teur : être et devenir fes­ti­va­lier à Cannes et Avi­gnon9, – L’éducation pop­u­laire et le théâtre. Le pub­lic d’Avignon en action10, et – Por­trait des fes­ti­va­liers d’Avignon : Trans­met­tre une fois ? Pour tou­jours ?11.

I. Vues de 2013
les publics du Fes­ti­val d’Avignon…

Dans toutes les sociétés, y com­pris les nôtres, la tra­di­tion est une « rétro-pro­jec­tion », for­mule que Pouil­lon explicite en ces ter­mes : « Nous choi­sis­sons ce par quoi nous nous déclarons déter­minés, nous nous présen­tons comme les con­tin­u­a­teurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs » (ibid). La tra­di­tion institue une « fil­i­a­tion inver­sée » : loin que les pères engen­drent les fils, les pères nais­sent des fils. Ce n’est pas le passé qui pro­duit le présent mais le présent qui façonne son passé.12 Dans cette même logique, pour présen­ter les enquêtes à même de saisir la dynamique des publics du Fes­ti­val d’Avignon à l’œuvre, les don­nées seront présen­tées depuis l’enquête de 2005 – 2011 mise en rap­port prin­ci­pale­ment avec celles effec­tuées depuis 1996. L’enquête des publics en 1996 visait à établir un por­trait appro­fon­di des fes­ti­va­liers, affir­mant ou infir­mant selon les car­ac­téris­tiques observées les représen­ta­tions qui en émanaient. La pre­mière série d’enquêtes s’étendant de 1996 à 2004 avait per­mis
de met­tre au jour l’idée que les spec­ta­teurs du Fes­ti­val ne se résu­ment pas à un socio-type de la fes­ti­val­ière de cinquante ans, insti­tutrice, parisi­enne, lisant Téléra­ma et effec­tu­ant la majeure par­tie de ses sor­ties au ciné­ma. L’enquête 2005 – 2011 a per­mis d’observer, de manière com­par­a­tive, la façon dont évolu­ent les publics de l’événement avi­gnon­nais.

se con­soli­dent en tant que pub­lic par­tic­i­pant

Près de 85 % des spec­ta­teurs inter­rogés en 2011 ont déjà assisté à une édi­tion antérieure du Fes­ti­val, con­tre 80 % en 1996. 30 % d’entre eux ont suivi entre qua­tre et dix Fes­ti­vals et 35,2 % sont venus plus de dix fois (con­tre respec­tive­ment 43 % et 20 % en 1996).

Fidèles, si les fes­ti­va­liers avi­gnon­nais en 2011 sont des habitués des sor­ties au théâtre, ils le sont moins qu’en 1996. La cor­réla­tion entre la fidél­ité au Fes­ti­val et le nom­bre de sor­ties au théâtre dans les douze derniers mois est moins forte qu’en 1996. En effet, même si 80 % de ceux qui ont suivi plus de dix édi­tions vont plus de qua­tre fois au théâtre dans l’année, con­tre 65 % pour ceux dont c’est la pre­mière par­tic­i­pa­tion, les pour­cent­ages s’inversent lorsqu’il s’agit de une à trois sor­ties au théâtre dans cette même péri­ode. Ain­si quelle que soit leur fréquen­ta­tion de l’évènement, entre 12 % et 13 % des spec­ta­teurs inter­rogés ne sont pas allés au théâtre de l’année. Cette pre­mière lec­ture com­par­a­tive indique que les spec­ta­teurs qui étaient, en 1996, des « nou­veaux habitués » sont devenus des spec­ta­teurs fidèles, des « par­tic­i­pants » au sens que Vilar don­nait à ce terme. Ils par­ticipent à la fois à la pro­duc­tion des œuvres théâ­trales par leur activ­ité inter­pré­ta­tive, mais égale­ment, et c’est là une spé­ci­ficité du « cas Avi­gnon » révélée par les précé­dentes enquêtes, à tra­vers leur prise de parole. Spé­ci­ficité de la « forme fes­ti­val », le spec­ta­teur avi­gnon­nais sor­tant de la salle de théâtre est encore fes­ti­va­lier lorsqu’il se balade dans les rues d’Avignon. Il par­ticipe ain­si à la pro­duc­tion du Fes­ti­val – In ou Off – dans son ensem­ble. Par­tic­i­pants, les spec­ta­teurs sont aus­si des ama­teurs ou des pro­fes­sion­nels de théâtre. Ain­si, 37 % d’entre eux ont déjà pra­tiqué le spec­ta­cle vivant en ama­teur au cours de leur vie. Il s’agit là d’une sur­repré- sen­ta­tion sta­tis­tique des pra­ti­quants ama­teurs de théâtre puisque, d’après l’étude dirigée par Olivi­er Don­nat en 1996, 8 % des Français avaient déjà pra­tiqué le théâtre en ama­teur au cours de leur vie, et 11 % la danse.13

dévelop­pent une curiosité renou­velée pour le fes­ti­val

Par­tic­i­pants, les fes­ti­va­liers ne se lim­i­tent pas à la fréquen­ta­tion des lieux de spec­ta­cles. Ain­si, plus de 65 % des spec­ta­teurs inter­rogés assis­tent à un ou plusieurs événe­ments par­al­lèles : par­mi eux, 45 % par­ticipent aux ren­con­tres avec l’équipe artis­tique d’un spec­ta­cle, 25 % au Théâtre des idées, ou encore 21 % aux pro­jec­tions ciné­matographiques organ­isées avec le Fes­ti­val. Les fes­ti­va­liers con­nais­sent égale­ment de mieux en mieux le Fes­ti­val. Ain­si, 61% des inter­rogés sont capa­bles de citer les noms et prénoms des deux directeurs du Fes­ti­val d’Avignon en 2011 con­tre 7 % en 1996.

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