Élargir la responsabilité

Entretien
Théâtre

Élargir la responsabilité

Entretien avec Valérie Dréville

Le 13 Mai 2013
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 117-118 - Utopies contemporaines
117 – 118

JEAN-LOUIS PERRIER : Quand Hort­ense Archam­bault et Vin­cent Bau­driller vous ont pro­posé d’être artiste asso­ciée en 2008, avez-vous pen­sé à ce qu’aurait pu en dire votre maître, Antoine Vitez ?

Valérie Dréville : Je n’y ai pas pen­sé. Je crois qu’il aurait été très con­tent pour moi. Je me suis inter­rogée, seule avec moi-même : pourquoi moi ? Je ne me suis pas sen­tie légitime. Ce n’était pas ma place. J’étais hon­orée, flat­tée, mais ça me fai­sait peur.

J.-L. P. : Qu’est-ce qui vous a con­duit à sauter le pas ?

V. D. : Le car­ac­tère étranger, le déplace­ment que ça sup­po­sait. Avi­gnon est comme une ceri­saie pour moi, un endroit où j’ai été petite, où j’ai gran­di, un endroit d’amour. Je me suis dit que je pou­vais d’autant moins refuser que j’étais attirée par ce qui m’était demandé. Si Hort­ense Archam­bault et Vin­cent Bau­driller me fai­saient cette demande, c’est qu’ils avaient de bonnes raisons et que j’allais les décou­vrir, parce qu’ils en savaient plus que moi là-dessus. Et aus­si parce que Romeo Castel­luc­ci. Pour la ren­con­tre avec lui.

J.-L. P. : Romeo et vous paraissiez pour­tant repré- sen­ter deux formes théâ­trales rad­i­cale­ment dif­férentes.

V. D. : Je suis con­va­in­cue que c’était pleine­ment réfléchi. L’étrange, c’est que lors de nos réu­nions à qua­tre avec Hort­ense Archam­bault et Vin­cent Bau­driller, il y avait énor­mé­ment de points sur lesquels nous nous ren­con­tri­ons, énor­mé­ment.

J.-L. P. : Vous présen­tez Avi­gnon comme un lieu où vous avez gran­di. Est-ce que le fait d’être artiste asso­ciée a con­tribué à vous faire grandir encore ?

V. D. : Être actrice-artiste-asso­ciée n’a rien à voir avec être actrice sur le plateau. Parce qu’on est en dehors de l’expérience de la scène, de son extrême dan­gerosité. À l’intérieur de l’espace scénique, on ne par­le pas du théâtre, on fait autre chose, un tra­vail de trans­for­ma­tion. Être artiste asso­ciée, c’était faire un pas de côté, se met­tre en marge de l’espace scénique et par­ler du théâtre. Le redéfinir pour soi-même dans les dis­cus­sions avec les autres. Tous qua­tre, nous étions réu­nis pour dessin­er une ligne de pen­sée, et cette ligne n’était en rien prédéter­minée, nous la décou­vri­ons en cours.

J.-L. P. : Pour­riez-vous décrire cette ligne de pen­sée ?

V. D. : Il y avait plusieurs axes, qu’on retrou­ve dans les chapitres du livre1 : la ques­tion du spec­ta­teur, la ques­tion de la trans­mis­sion de l’expérience du plateau, la ques­tion du sens, la ques­tion du regard, la ques­tion du poli­tique à tra­vers le regard. On par­lait beau­coup de cette forte pres­sion sur le sens en France, donc sur le mes­sage, et sur la croy­ance qu’elle implique. Nous nous ren­con­tri­ons dans le fait qu’une œuvre véri­ta­ble ne délivre pas de sens de manière uni­voque mais plutôt à tra­vers un cer­tain mys­tère. Romeo tra­vail­lait sur LA DIVINE COMÉDIE et nous sur PARTAGE DE MIDI, et il était évi­dent, dans ces deux œuvres, que le sens ne se délivrait pas de façon uni­voque.

J.-L. P. : Cette expéri­ence vous a‑t-elle con­duit à des évo­lu­tions dans votre tra­vail ?

V. D. : Dans le même temps, nous fai­sions, avec mes qua­tre cama­rades de PARTAGE DE MIDI, une mise en scène col­lec­tive. Elle était un peu du même ordre, dans la mise en partage de la ques­tion de la mise en scène. Les deux expéri­ences se con­juguaient dans un même pro­jet qui était celui d’élargir la respon­s­abil­ité. Je pense que là où j’ai envie de grandir, c’est à cet endroit-là. Dans l’ouverture de la respon­s­abil­ité face au théâtre. Finale­ment, le met­teur en scène fait le même tra­vail que l’acteur sauf qu’il embrasse plus large­ment. C’est ce que j’ai com­pris, et dans l’expérience col­lec­tive de PARTAGE DE MIDI, et dans celle d’artiste asso­ciée.

J.-L. P. : Est-ce que cette posi­tion d’artiste asso­ciée vous a don­né un sen­ti­ment de respon­s­abil­ité sur l’ensemble du fes­ti­val ?

V. D. : Nous n’avions pas fait la pro­gram­ma­tion avec Romeo, mais nous étions respon­s­ables du point de vue de la ligne, du point de vue d’un rêve com­mun dont nous étions en quelque sorte les gar­di­ens. Je n’ai pas pu voir tous les spec­ta­cles, mais je m’en sen­tais la gar­di­enne.
À Avi­gnon, il y a, simul­tané­ment, une sorte de com­péti­tion entre les met­teurs en scènes et une forme de sol­i­dar­ité. Il y a la course au pre­mier prix, au spec­ta­cle qui va faire l’unanimité et en même temps il y a cet espace du partage avec les spec­ta­teurs, qui est vrai­ment unique. J’ai ren­con­tré tant de spec­ta­teurs pas­sion­nés, rad­i­caux, prêts à tout. Avi­gnon est l’espace du dépasse­ment. Le théâtre l’est de toutes façons. Mais alors là ! Les spec­ta­teurs nous aident à con­tin­uer, dans cette ému­la­tion unique en son genre. Avi­gnon, c’est le théâtre-cité, le spec­ta­teur y est citoyen du théâtre.

J.-L. P. : Sur les treize artistes asso­ciés entre 2004 et 2013, vous aurez été la seule actrice et la seule femme. Quel com­men­taire cela vous inspire-t-il ?

V. D. : Je ne sais pas ce que je dois en con­clure. La ques­tion des femmes est trop com­plexe pour être réglée en une phrase. Quoi qu’il en soit, je pense que c’était vrai­ment auda­cieux de deman­der à une actrice d’être artiste asso­ciée.

J.-L. P. : Une actrice qui ame­nait avec elle son his­toire avec Vitez, Régy et Vas­siliev.

V. D. : J’ai essayé de faire des choses essen­tielles. Je ne pou­vais pas ne pas par­ler de Vitez, il ne pou­vait pas ne pas être là. Je ne pou­vais pas ne pas tout faire pour que Régy soit là, et il y est allé l’année d’après. Et Vas­siliev était là. Et dans le même temps, je tra­vail­lais sans met­teur en scène. Ce para­doxe me plai­sait.

J.-L. P. : Quand on lit vos témoignages, on a l’impression de quelque chose de plus sen­suel que d’intellectuel dans ce fes­ti­val ?

V. D. : Il n’y a pas d’alternative pour un acteur : les idées ne peu­vent que s’incarner, on ne peut pas sépar­er la pen­sée de l’émotion, sinon on ne fait rien sur un plateau. Une idée qui ne nous fait pas bouger physique­ment ne passe pas.

J.-L. P. : Qu’avez-vous lais­sé là-bas, cette année 2008, et qu’avez-vous emporté ?

V. D. : Je pense à ce que j’ai emporté la pre­mière fois, au choc d’Avignon en 1987, à ce qui brûle en moi d’Avignon. C’était cette sen­su­al­ité que vous évo­quiez, c’était LE SOULIER DE SATIN, c’était la nuit, les étoiles, les odeurs, les mar­tinets, les petits matins. De l’année 2008, j’emporte la mémoire de notre aven­ture à la car­rière de Boul­bon, de son sen­tier pier­reux, des répéti­tions et des nuits, dans un temps de théâtre qui parais­sait ne s’arrêter jamais. J’emporte les séances de tra­vail avec Romeo, qui m’avait aidée avec Scott Gib­bons à choisir les musiques pour la lec­ture de LA DIVINE COMÉDIE dans la cour d’honneur. J’emporte la lec­ture de LA DIVINE COMÉDIE, dans un vent d’enfer – c’est le cas de le dire –, les cheveux de Michael Lons­dale qui volaient en tous sens, si bien que j’avais dû lui met­tre des épin­gles. À Avi­gnon, on est comme des enfants. Avi­gnon, c’est l’enfance. Pour moi, c’est vrai­ment ça. Je ne sais pas pourquoi. C’est pour ça que passée ma peur ini­tiale d’être artiste asso­ciée, je me suis pas­sion­née pour nos dis­cus­sions col­lec­tives, et l’expérience s’est pour­suiv­ie sans subir de pres­sion, dans un seul mou­ve­ment qui était du jeu.

J.-L. P. : Seriez-vous prête à recom­mencer chaque année ?

V. D. : Oui, ce par­cours du com­bat­tant m’a incroy­able­ment amusée. Ne pas arrêter de la journée, puis aller à Boul­bon, être actrice. J’aime à Avi­gnon ce mélange très néces­saire au théâtre entre la dis­ci­pline et une sorte de non­cha­lance. Celle de l’été. On est en récréa­tion, en vacances. Antoine [Vitez] tra­vail­lait beau­coup comme ça.

J.-L. P. : Vous sen­tez-vous asso­ciée à vie ?

V. D. : Je l’étais avant et plus que jamais, je con­tin­ue de l’être. Qu’on soit artiste asso­ciée ou pas, c’est impor­tant de penser le théâtre. Il y a un moment où il faut essay­er d’oublier com­plète­ment le plateau, essay­er de ne pas tout voir à tra­vers son expéri­ence. Le fait d’être artiste asso­ciée m’a aidée à me plac­er ailleurs, à me déplac­er. Je l’ai sen­ti physique­ment. Antoine fai­sait un peu la même chose parce qu’il était un homme de théâtre avant d’être un met­teur en scène et un acteur.

J.-L. P. : Peut-on dire de vous que vous êtes une femme de théâtre ?

V. D. : C’est une aspi­ra­tion, et, oui, l’expérience d’artiste asso­ciée fait entr­er dans cette aspi­ra­tion. Le théâtre est un con­duc­teur, ce dont on s’occupe, c’est tou­jours la vie dis­ait Romeo. Nous par­lions beau­coup du regard. Il dis­ait : c’est moins le regard que nous por­tons sur l’œuvre qui importe que l’inverse : com­ment l’œuvre nous regarde. J’ai sou­vent ressen­ti ça en répéti­tion. On pose des ques­tions, et à un moment don­né, c’est la pièce qui nous pose des ques­tions. À com­mencer par celle-ci, pre­mière, fon­da­men­tale : « Qui es-tu ? » Et bien sûr, dans cette petite cel­lule à qua­tre, c’était la ques­tion qu’on ne posait pas : « Qui es-tu ? » Mais c’est la ques­tion qui est posée aux spec­ta­teurs et c’est pour ça qu’on va au théâtre.

  1. CONVERSATION POUR LE FESTIVAL D’AVIGNON 2008, par Valérie Dréville, Romeo Castel­luc­ci, Hort­ense Archam­bault, Vin­cent Bau­driller. P.O.L, Fes­ti­val d’Avignon. ↩︎
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