
Photo Chris Van der Burght.
Face à une création d’Alain Platel, on est envahi par le sentiment d’être entraîné vers des horizons où l’on n’est jamais allé. Comment va-t-il s’y prendre pour inventer de nouvelles formes et nous surprendre encore ? On pense, en voyant ses spectacles à cette phrase de Joyce qui s’applique si bien à sa démarche :
« Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’est jamais encore parue au monde ».
D’une réalisation à l’autre, on retrouve chez Platel cette manière particulière de traiter le corps avec violence et tendresse, avec une sorte d’énergie du désespoir où vont poindre des moments d’humanité bouleversante.
Tauberbach est né de la proposition d’une actrice néerlandaise, Elsie de Brauw, qui voulait unir danseurs et acteurs dans un projet métissé, et de la vision du documentaire de Marcos Prado, Estamira, l’histoire d’une femme atteinte de schizophrénie qui vit et travaille sur la décharge de Jardim Gramacho à Rio de Janeiro. La vision de ce film et de cette histoire ne pouvait que toucher profondément Alain Platel dont la formation initiale en orthopédagogie l’a amené à travailler avec des gens atteints d’handicaps physiques et mentaux.
Ce fil rouge que l’on retrouve à travers tous ses spectacles, le traitement de cette profonde humanité qui surgit de la différence, atteint ici des dimensions poignantes.
Vivre sur un dépotoir au Brésil – dans le spectacle il sera figuré par un amoncellement de vêtements au rebus comme on peut en trouver sur des marchés aux nippes – c’est aussi une métaphore du destin de tout être abandonné à lui-même et rejeté par le monde où il n’a pas trouvé sa place et où il lutte désespérément pour trouver un équilibre. Ces vêtements qui jonchent le plateau participent d’une esthétique du recyclage très présente dans le travail d’Alain Platel.

Photo Chris Van der Burght.
L’actrice qui figure Estamira dans le spectacle récite à intervalles réguliers des formules, dont certaines sont incompréhensibles car formulées dans un langage inventé qui n’appartient qu’à elle (Platel dit qu’elle téléphone à Dieu) mais d’où émanent parfois des « slogans » de survie comme « stay in control ! stay in control ! » ou « I am ok in my life ». Dans un monde qu’on a (qui nous a) abandonné, il faut dire pour ne pas mourir, parler pour conjurer ses angoisses.
Outre l’actrice/Estamira, il y a sur la scène deux autres femmes et trois hommes, tous acteurs danseurs, qu’on peut croire surgis de l’imagination, des souvenirs ou des phantasmes du personnage principal. S’ils veulent parfois s’enfuir en s’accrochant aux portants qui s élèvent vers les cintres, ils seront inexorablement ramenés vers le sol. Il n’y a pas d’échappées possibles, c’est sur la terre que nous devons nous mesurer à notre sort.