Une usurpation réussie
Nommé meilleur acteur de l’année 2012 aux Prix de la critique à Bruxelles pour son interprétation – ou plutôt ses interprétations – dans LA ESTUPIDEZ de Rafaël Spregelburd créée par Transquinquennal aux Tanneurs, Pierre Sartenaer a continué à être toujours meilleur en 2013, également comme auteur puisque Guy Dermul et lui ont reçu le Prix du meilleur auteur pour It’s my life and I DO WHAT I WANT, sublime canular qui nous emmenait sur les traces de Willem Kroon, artiste méconnu du XXe siècle.
Pourtant, une biographie récente publiée sur le site du Rideau de Bruxelles révèle son « absence de vocation (être comédien n’est pour lui qu’une niche jugée préférable à d’autres). […] Il tente dès lors de faire de son usurpation une forme d’art. »1
L’usurpation, voilà son secret – qui est au fond celui de tout acteur – mais Pierre Sartenaer l’a cultivé en pleine conscience et intelligence… C’est sans doute pour cela que même dans les rôles les plus improbables, comme dans LA ESTUPIDEZ où il est tour à tour flic homo, mathématicien égaré dans ses théories quantiques, collectionneur d’art aux ascendances nippones, mafioso sicilien ou vacancier beauf, il garde toujours une légère retenue, tantôt amusée, tantôt désolée, comme s’il hésitait à croire à ce qu’il fait mais le faisait quand même. Et c’est dans cet entre-deux pleinement assumé qu’il nous bluffe.
Ce fut particulièrement le cas en février 2013, quand il se métamorphosa mine de rien en Guy Cudell dans le jubilatoire ON S’OCCUPE DE VOUS ?, un spectacle coréalisé avec Ruud Gielens, Mieke Verdin, Nathalie Goossens et Ann Weckx dans le cadre du festival Toc Toc Knock du KVS à Saint-Josse. Sur la petite scène du très insolite centre culturel russe – dont l’esthétique semble ne pas avoir bougé depuis l’ère soviétique –, Pierre Sartenaer, cravaté et sanglé dans un complet bleu marine, nous a fait remonter dans le temps en redonnant corps et voix au bourgmestre de Saint-Josse, alors qu’il n’en a ni l’allure, ni l’accent, ni la faconde : par menues touches – une inflexion de voix, un geste de la main dans les cheveux, une micro-rupture de ton, un changement de posture – il s’est réincarné en Cudell, laissant les effets du phrasé modeler son corps jusqu’à le transformer au fil des discours empruntés au tribun socialiste.
En avril 2013, c’est dans TERRITOIRE GARDÉ PAR UN CHIEN CREVÉ, conçu et mis en scène par Andrea Bardos, au Théâtre Marni, qu’il a poursuivi son art de nous toucher sans y toucher. Ils avaient adapté ensemble des nouvelles (traduites en français par Andrea Bardos) de l’auteur hongrois contemporain Szilàrd Podmaniczky pour un septuor d’acteurs de choix : eux-mêmes, ainsi que Brigitte Dedry, Charlotte Deschamps, Eric Draps, Bernard Eylenbosch et Vital Schraenen. Mêlés aux spectateurs assis en rond sur des chaises comme dans un « groupe de parole », les acteurs livraient à nu les confessions troublantes, cocasses et désarmantes de « gens ordinaires ». Pierre Sartenaer y campait entre autres un garde-barrière amateur de potée aux haricots, qui ressent l’infini… et nous le faisait ressentir aussi.
Photo Mirjam Devriendt.
En septembre 2013, il nous fascinait encore en duo avec la comédienne Nathalie Laroche dans LE DIRE TROUBLÉ DES CHOSES de Patrick Lerch, subtilement accompagné par le musicien David Quertigniez au festival RRR du Rideau. Traitant l’écriture de ces monologues obsessionnels d’êtres en crise comme une partition – exactement comme l’entendait l’auteur, le trio sur scène nous livrait une jam session musico-verbale très réussie et Pierre Sarternaer, jouant de sa voix comme d’un instrument de jazz, laissant son corps et son visage servir de caisse de résonance à ses mots, variait le ton, le débit, l’intensité, les accents, les cadences et les reprises pour livrer la parole d’un chômeur qui se lève tous les matins en faisant croire à sa femme qu’il va au bureau, d’un chauffeur d’autocar qui se croit drôle ou d’un homme au lit qui fantasme sur un cul d’ampoule… C’est dans ces variations ciselées d’une patte de velours qu’il nous rappelait le plus l’acteur Michael Lonsdale, à qui on l’a souvent comparé, pour leurs timbres et leurs intonations similaires.