Faire tomber les ruines

Entretien
Théâtre

Faire tomber les ruines

Entretien avec Guy Régis Junior

Le 1 Juil 2014
Vladimir Delva et Jenny Cadet dans Kafou Twaka de Faubert Bolivar, une création de la Brigade d’intervention théâtrale (BIT-Haïti), Maison Chenet, Festival Quatre Chemins, 2013. Photo Fabienne Douce, FOKAL.
Vladimir Delva et Jenny Cadet dans Kafou Twaka de Faubert Bolivar, une création de la Brigade d’intervention théâtrale (BIT-Haïti), Maison Chenet, Festival Quatre Chemins, 2013. Photo Fabienne Douce, FOKAL.

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Vladimir Delva et Jenny Cadet dans Kafou Twaka de Faubert Bolivar, une création de la Brigade d’intervention théâtrale (BIT-Haïti), Maison Chenet, Festival Quatre Chemins, 2013. Photo Fabienne Douce, FOKAL.
Vladimir Delva et Jenny Cadet dans Kafou Twaka de Faubert Bolivar, une création de la Brigade d’intervention théâtrale (BIT-Haïti), Maison Chenet, Festival Quatre Chemins, 2013. Photo Fabienne Douce, FOKAL.
Article publié pour le numéro
Couverture du 121-122-123 - Créer à Kinshasa
121 – 122-123

De retour dans son pays après avoir séjourné plus de cinq années en France, l’auteur et met­teur en scène haï­tien Guy Régis Junior occupe aujourd’hui une posi­tion-clé dans l’avenir du théâtre con­tem­po­rain de créa­tion en Haïti. Il lui a été pro­posé dès son retour de repren­dre la direc­tion de la sec­tion théâtre de l’École Nation­al des Arts et il hérite aujourd’hui de la direc­tion artis­tique du Fes­ti­val Qua­tre Chemins – événe­ment annuel majeur dans la vie théâ­trale haï­ti­enne depuis 2003 – dont il pré­pare actuelle­ment la prochaine édi­tion, prévue pour octo­bre 2014.

À l’heure où la man­i­fes­ta­tion chante haut et fort ses dix ans d’existence, et ce bien qu’elle soit boudée presque chaque année par son Min­istère de la Cul­ture, avec quels paramètres le dra­maturge va-t-il devoir com­pos­er pour pour­suiv­re l’aventure ? Quels sont les élé­ments qui vont per­me­t­tre au théâtre haï­tien d’aller un pas plus loin dans l’affirmation de ses forces et de son iden­tité ? À tra­vers le chantier que représente la ville de Port- au-Prince dans l’après 12 jan­vi­er 2010, Guy Régis Junior observe ses con­tem­po­rains et pose une vision sur la scène haï­ti­enne résol­u­ment au dedans et en dehors des cadres étab­lis. Entre­tien.

Car­o­line Berlin­er : Te voici respon­s­able de la direc­tion artis­tique du Fes­ti­val Qua­tre Chemins qui a joué un rôle impor­tant dans ton par­cours d’auteur et de met­teur en scène. Et inverse­ment. Il a accueil­li tes spec­ta­cles dès la pre­mière édi­tion avec Ser­vice Vio­lence Série dont le reten­tisse­ment en Haïti et à l’étranger a été très impor­tant pour votre com­pag­nie. Quelles étaient les préoc­cu­pa­tions de Nous Théâtre à cette époque ?

Guy Régis Junior : Quand nous avons créé la com­pag­nie en 2001, nous voulions inter­roger en pro­fondeur nos fonc­tions sup­posées et notre rap­port à la scène. Qu’est-ce qu’un comé­di­en ? Quel est le rôle du met­teur en scène ? Qu’est-ce qui est spec­tac­u­laire ? Il existe en Haïti un rap­port au jeu et à la per­for­mance qui se répand presque incon­sciem­ment. Un besoin per­ma­nent de se met­tre en scène. Com­ment pou­vions-nous pos­er nos yeux sur le réel et tra­vailler avec ce qui est déjà là ? Nous nous sommes beau­coup inspirés des ban­des de Raras1, par exem­ple. Et nous envis­a­gions l’acteur comme un citoyen. Le citoyen-comé­di­en, capa­ble de partager ses mots avec la cité. De partager ses poèmes, des textes de Franké­ti­enne ou de Rim­baud et ce n’importe où, dans la rue, dans une fête, dans un bus. Quel est cet homme qui peut nous inter­peller grâce à un texte et sa présence ? Le comé­di­en est celui qui est lié à une cité et qui a quelque chose à lui dire. Qui en s’exhibant, en jouant de sa présence physique vient nous par­ler. Et le met­teur en scène est là comme oreille, comme regard, pour saisir cette chose-là et accom­pa­g­n­er le comé­di­en dans sa recherche. J’animais, en fait. J’animais, plus que je met­tais en scène. J’avais d’ailleurs une grande peur de ce mot, qui n’existe pas dans la langue créole et qui nous vient du théâtre occi­den­tal. Nous voulions exis­ter en tant que groupe inscrit dans un autre groupe. Voilà pourquoi Nous s’est très vite imposé pour définir la com­pag­nie, nom qui désigne aus­si le pub­lic à qui nous nous adres­sions et que nous voulions inscrire au cœur de notre démarche. Bien sûr, après vient le tra­vail sur la forme et l’esthétique, mais je con­tin­ue de croire fer­me­ment à tout cela. Et quand j’ai mon­té mes textes en France, c’est aus­si cela que je recher­chais chez les acteurs, le désir et la néces­sité de s’adresser, même s’ils avaient der­rière eux une école, un théâtre, un cadre. Mais pour en revenir à l’histoire de la com­pag­nie et de Qua­tre Chemins, c’est vrai que nous avons tou­jours été liés. Dans Ser­vice Vio­lence Série, nous sor­tions de la salle de théâtre pour offrir la fin du spec­ta­cle à la ville, et main­tenant j’ai la respon­s­abil­ité d’inviter la ville au théâtre …

C. B. : La pro­gram­ma­tion de cette édi­tion-ci va plus loin dans ce sens puisque la Fokal2 et toi avez pro­posé aux artistes d’occuper des espaces non-théâ­traux dans la ville de Port-au-Prince. Nous avons pu assis­ter à des spec­ta­cles qui se jouaient dans la rue mais aus­si dans une gaguère (lieu dédié aux com­bats de coq ndlr), dans un bar, sur le parvis d’un musée.

G. R. J. : Depuis le séisme du 12 jan­vi­er 2010, il n’y a plus de salle de spec­ta­cles à Port-au-Prince. La plu­part des espaces qu’avait investi le Fes­ti­val ont été détru­its. Il faut donc penser les choses autrement. Plutôt que de regret­ter la carence de salle de spec­ta­cles, j’aime penser qu’elles exis­tent partout, juste­ment parce qu’il n’y en a pas.

De plus, notre ville résonne aujourd’hui dans le monde entier : nom­breux sont ceux qui s’interrogent sur son avenir et s’affairent à chercher la réponse. Je voudrais que les artistes investis­sent égale­ment cette ques­tion.

La con­struc­tion d’Haïti nous con­cerne tous. Com­ment allons-nous inve­stir la ques­tion de notre devenir ? Qu’allons-nous faire de cette ville en ruines ? Je pense d’ailleurs don­ner à l’édition 2014 le titre Faisons tomber nos ruines. Ces ruines présentes physique­ment sous nos yeux mais aus­si dans notre men­tal­ité, qu’on ne parvient pas à abat­tre. Com­ment dis­cern­er celles qui vont nous per­me­t­tre de nous recon­stru­ire par­mi celles qui nous momi­fient ? Com­ment s’emparer de cette fête théâ­trale que représente un fes­ti­val au sein d’un espace comme
ça ? Les moments fes­tifs ne sont pas des moments vides de sens pour moi, au con­traire, je les envis­age comme des vrais moments de remise en ques­tion. Le car­naval, très pop­u­laire chez nous, est un moment dont on prof­ite pour cri­ti­quer les struc­tures, l’état, les autorités. Je voudrais emmen­er les créa­teurs avec moi sur cette idée qu’un fes­ti­val peut débouch­er sur un pro­jet de société. Nous avons la chance de pou­voir inter­peller les gens, faire en sorte qu’ils s’habillent, qu’ils sor­tent de chez eux. Nous devons nous plac­er dans la clair­voy­ance et inter­peller le pub­lic, ne pas lui dire ce qu’il faudrait faire ou pas, mais lui per­me­t­tre d’ouvrir les yeux sur sa ville, son pays, sa réal­ité. Pourquoi se réu­nir, sinon pour remet­tre en ques­tion ce qui nous con­cerne tous ? Notre vie dépend de cette terre et inverse­ment.

C. B. : Faire tomber les ruines. La for­mule peut-elle s’appliquer à ton pro­jet péd­a­gogique pour la sec­tion théâtre de l’Enarts ?

G. R. J. : L’enjeu prin­ci­pal pour l’instant est de sen­si­bilis­er les étu­di­ants à la réal­ité artis­tique con­tem­po­raine.

Leur don­ner des clés pour qu’ils se libèrent de cette image du théâtre clas­sique français, extrême­ment appré­cié dans notre pays et enseigné dans nos écoles comme une tra­di­tion que nous n’avons n’a pas eu la chance de vivre. La notion d’auteur vivant est quelque chose qui existe très peu dans l’imaginaire théâ­tral. Je tra­vaille avec mes étu­di­ants sur les auteurs venus après Büch­n­er mais aus­si sur l’espace scénique, les nou­velles formes, les nou­velles esthé­tiques, les préoc­cu­pa­tions des créa­teurs au sens large.

  1. Adop­té en Haïti au moment de l’avè- nement de l’esclavage, Rara est aujourd’hui un des emblèmes du pat­ri­moine cul­turel haï­tien, très appré­cié par la pop­u­la­tion. Les ban­des de Raras sont des troupes musi­cales regroupant des paysans qui, chaque année, défi­lent dans les rues entre le pre­mier jour du Carême et le lun­di de Pâques. Une bande se déplace au départ avec une dizaine de per­son­nes et le nom­bre de par­tic­i­pants aug­mentent de défilé en défilé, celui-ci pou­vant aller jusqu’à 2 000. Ce spec­ta­cle est sou­vent dirigé par un « maître-rara », inter­prété par un prêtre vau­dou. ↩︎
  2. La Fon­da­tion Con­nais­sance et lib­erté est une fon­da­tion haï­ti­enne, financée prin­ci­pale­ment par l’Open Soci­ety, créée
    en 1995 pour pro­mou­voir les struc­tures néces­saires à l’établissement d’une société démoc­ra­tique. Elle sou­tient Qua­tre Chemins depuis sa créa­tion et a pris en charge la pro­duc­tion exéc­u­tive et l’organisation du fes­ti­val de 2010 à 2013, en parte­nar­i­at avec Wal­lonie-Brux­elles Inter­na­tion­al et l’Institut Français d’Haïti. L’édition dont il est ques­tion ici, celle de 2013, a été élaborée par Fokal et Guy Régis Junior. Fokal restera l’un des prin­ci­paux inter­lo- cuteurs de Guy Régis même si elle se retire de l’organisation du fes­ti­val à par­tir de 2014. ↩︎
  3. J.-C. Lan­quetin est artiste, scéno­graphe et enseignant à la Haute École des Arts du Rhin / Stras­bourg. Inter­locu­teur priv­ilégié de Guy Régis Junior, il réalise ses scéno­gra­phies depuis 2010 et a ouvert depuis un sémi­naire sur les scéno­gra­phies urbaines à l’Enarts. ↩︎

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