J’ai fait de ma « meilleure distraction » ma profession

Entretien
Théâtre

J’ai fait de ma « meilleure distraction » ma profession

Entretien avec Nzey Van Musala

Le 17 Juil 2014
Jean-Marie Ngaki Kosi et Jean Shaka Tshipamba dans Toréadors de Jean-Marie Piemme, mise en scène Nzey Van Musala. Photo Étienne Kokolo.
Jean-Marie Ngaki Kosi et Jean Shaka Tshipamba dans Toréadors de Jean-Marie Piemme, mise en scène Nzey Van Musala. Photo Étienne Kokolo.
Jean-Marie Ngaki Kosi et Jean Shaka Tshipamba dans Toréadors de Jean-Marie Piemme, mise en scène Nzey Van Musala. Photo Étienne Kokolo.
Jean-Marie Ngaki Kosi et Jean Shaka Tshipamba dans Toréadors de Jean-Marie Piemme, mise en scène Nzey Van Musala. Photo Étienne Kokolo.
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121 – 122-123

Bernard Debroux : Com­ment êtes-vous arrivé au théâtre, quel a été votre par­cours dans ce méti­er et que faites- vous aujourd’hui à Kin­shasa ?

Nzey Van Musala : Lorsque j’ai com­mencé mes études, toutes les bonnes écoles avaient une troupe de théâtre. Les enfants appre­naient ain­si plus facile­ment à s’exprimer en français, à maîtris­er le français ; le théâtre le plus dynamique était le théâtre sco­laire. Et tout jeune,
j’ai été séduit par cet art et je n’ai plus jamais quit­té la scène jusqu’à faire du théâtre mon méti­er. Je suis met­teur en scène, comé­di­en, pro­fesseur de théâtre (je suis à la tête du départe­ment de mise en scène à l’INA/Kinshasa, l’Institut Nation­al des Arts). J’ai écrit
de nom­breuses pièces que j’ai moi-même mis­es en scène. Un de mes derniers textes, Zéro­crate, a été pub­lié récem­ment. Comme met­teur en scène, j’ai tra­vail­lé des auteurs de dif­férents hori­zons notam­ment des auteurs fran­coph­o­nes de Bel­gique, parce que nous col­laborons étroite­ment avec le Cen­tre Wal­lonie-Brux­elles à Kin­shasa. J’ai ain­si abor­dé des auteurs comme Charles Bertin (Christophe Colomb), Michel de Ghelderode (Le mys­tère de la pas­sion), Fer­nand Crom­me­lynck dont le texte, Tripes d’or, a été adap­té par le pro­fesseur Yoka Lye, Jean-Marie Piemme (Toréadors) que j’ai ren­con­tré et qui est devenu un ami, tout comme Eric Durnez (Cabaret du bout du monde). C’est sans doute Toréadors qui a eu le plus beau, le plus long par­cours et j’ai reçu, pour cette pièce, les plus belles cri­tiques. À Paris, après une ou deux représen­ta­tions, la cri­tique du Nou­v­el Obser­va­teur dis­ait quelque chose comme : « Jean-Marie Piemme a l’habitude de se plain­dre des comé­di­ens qui ne font pas assez d’efforts avec ses textes et des met­teurs en scène qui les mon­tent avec les pieds, mais il a enfin trou­vé en Nzey Van Musala un exégète à la hau­teur de son tal­ent. » Alors ça, vous savez, ça fait plaisir.
À Kin, je dirige une impor­tante com­pag­nie théâ­trale, la Com­pag­nie Marabout Théâtre. C’est une troupe avec laque­lle on tra­vaille beau­coup sur le rap­port entre scène et pub­lic. Celui-ci est amené à par­ticiper, à jouer un rôle act­if, mais sans qu’il ne sente qu’on le sol­licite pour cela. Le pub­lic européen est sou­vent plus pas­sif, il ne s’exprime qu’à la fin, avec ses applaud­isse­ments et les acteurs se ren­dent compte à ce moment-là seule­ment que les gens qui étaient dans la salle ont suivi et appré­cié. Chez nous, on « accom­pa­gne » la pièce. Mais c’est vrai qu’avec Toréadors ou Cabaret du bout du monde, pour une fois, j’ai sen­ti qu’il y avait dans les salles en Europe presque les mêmes réac­tions qu’on avait eues à Kin­shasa. Ce fut un très grand plaisir pour moi, parce que ça voulait dire que quelque chose avait vrai­ment fonc­tion­né. Comme à Kin­shasa, comme à Braz­zav­ille, en Côte d’Ivoire, au Burk­i­na Faso, et dans d’autres pays, on avait eu les mêmes sen­sa­tions. En tant que met­teur en scène, j’aime les textes qui me résis­tent, qui me don­nent du tra­vail. Par exem­ple Toréadors. La pièce est sin­gulière : ce sont deux per­son­nages, Momo et Fer­di­nand, qui s’envoient des tirades. Mais si le met­teur en scène se laisse pren­dre par les belles phras­es et les mots savoureux, peut-être qu’il va pass­er à côté de l’essentiel, tout cet univers que chaque mot trans­porte. Pour met­tre en scène Toréadors, j’ai ressen­ti le besoin d’ajouter un musi­cien, d’avoir une sorte de gri­ot mod­erne. Nous avons repris le texte, en le retra­vail­lant avec ce musi­cien mais surtout par rap­port au con­texte con­go­lais, très sim­ple­ment. Lorsqu’à un moment don­né les acteurs par­lent de papiers, le musi­cien récupère la sit­u­a­tion et vous savez, en Bel­gique comme au Con­go, les papiers ça vous pour­suit partout, ça vous enquiquine, ça vous embête.

Lorsque je prends un texte de Jean-Marie Piemme, ou d’un autre auteur, d’où qu’il vienne, je tra­vaille d’abord en fonc­tion de mon pub­lic à moi. Je ne peux pas déna­tur­er l’œuvre de l’auteur, mais il y a par­fois des ingré­di­ents néces­saires pour essay­er d’atteindre mon pub­lic. Parce que je pense que si on ne peut même pas s’essayer à cet exer­ci­ce-là, jon­gler avec les mots et les sit­u­a­tions, ça sert à quoi le théâtre ? Donc je tra­vaille sur ce genre de choses, à fab­ri­quer un bon spec­ta­cle pour mon pub­lic avec des mots des autres aux­quels je donne par­fois quelques coups de pied. Je dois tou­jours lire, relire, tourn­er, retourn­er, con­tourn­er même le texte.

Les per­son­nages aus­si, je les étudie, je les remod­èle s’il le faut, je les apprivoise. Ce que cer­tains met­teurs en scène ne font pas. Dans Toréadors, par exem­ple, on sait que Fer­di­nand
vient de la rue, que c’est une espèce de SDF, que c’est un étranger. « Étranger », pour nous, c’est une notion com­pliquée. En Bel­gique, c’est plein d’étrangers, mais chez nous, les étrangers sont rares. En temps nor­mal, on est là avec nos frères africains et on ne voit arriv­er
les étrangers qu’en temps de guerre ou de trou­bles. On s’en méfie un peu, on ne les dis­tingue pas bien les uns des autres (casques bleus, assis­tance médi­cale, car­i­ta­tive, droits de l’homme, jour­nal­istes… tout une faune ravageuse!). Sans que les Con­go­lais soient racistes, la notion d’étranger a, on le voit, une impor­tance toute par­ti­c­ulière chez nous, elle peut avoir un sens par­ti­c­uli­er. Et dans un spec­ta­cle comme Toréadors, il y avait quelque chose à dire à ce sujet, et avec ça la pièce prend du relief. Autre exem­ple : le traite­ment du mot « fonc­tion­naire » dans la même pièce. Ce mot a sou­vent un sens péjo­ratif, chez nous comme en Europe. Et dans la pièce, le musi­cien joue avec ce mot, le décon­stru­it (fonc­tion – nerfs). C’est comme ça qu’on essaie de pénétr­er au cœur du texte et le pub­lic ne reste pas insen­si­ble à cela, comme ce jeune français, fils de fonc­tion­naire, ému aux larmes au Théâtre Varia à Brux­elles de con­stater qu’ailleurs le fonc­tion­naire était aus­si chosi­fié, per­sif­flé.

À Kin­shasa, le théâtre est mon activ­ité prin­ci­pale. J’enseigne, je forme des gens pour le théâtre. À l’INA, bien sûr, mais au-delà, à la com­pag­nie Marabout Théâtre et aus­si avec un autre groupe qui s’appelle Stu­dio Mille Acteurs où je reçois des gens (surtout des jeunes) qui veu­lent se for­mer aux métiers du théâtre.

Avant tout, le théâtre, c’est ma « meilleure dis­trac­tion ». Je suis un homme heureux parce que j’ai fait de ma « meilleure dis­trac­tion » ma pro­fes­sion. Je plaisante sou­vent en dis­ant que ma capac­ité de tra­vail est de 27 heures sur 24, parce que je ne suis jamais fatigué quand c’est pour le théâtre que je tra­vaille. Pour moi c’est comme si je par­lais avec des amis, comme si j’étais en famille.

B. D. : Com­ment est né le Marabout Théâtre ?

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Nzey Van Musala
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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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