Été pourri en perspective !, pensa Ndona. On était en début d ́après-midi et depuis deux heures une pluie fine s ́écrasait paresseusement sur les toits du quartier Matonge de Bruxelles avant d’aller mourir sur les chaussées désertes. Des lamentations de vieilles personnes, se dit-elle. C’ est ainsi qu’on désigne dans son Bunia natal ces crachins qui n ́en finissent pas de tomber. Faibles et interminables comme les lamentations de vieilles personnes.
Elle avait trente-cinq ans et durant presque toute sa vie, elle avait entretenu un rapport assez étrange avec la pluie. À douze ans elle était partie vivre auprès d’un oncle à Kinshasa. Là-bas, adolescente, elle ne trouvait pas les mots pour confesser devant ses petites camarades sans devoir paraître ridicule, qu ́elle accompagnait la pluie de bout en bout de ses larmes de joie en pensant à sa ville natale et à la beauté de ses petites collines vertes serpentées de sentiers rouges au pied des Monts Bleus. Il n ́était même pas nécessaire qu’il plût en réalité. Il lui suffisait de penser à la pluie pour que le mécanisme s ́enclenchât. Elle avait conservé, ou plutôt créé dans sa mémoire une image idyllique de Bunia. Devenir plus tard journaliste et y avoir plusieurs fois séjourné n ́y avait rien changé. Le fait est que l ́esprit de Ndona avait enveloppé le Congo, cet agrégat mal fichu de langues, de cultures et de géographies qui me sert de nation, comme elle désignait son pays, d’un voile fait du lyrisme, et l ́aimait d ́un amour platonique, au même titre que Bunia. En réalité les deux entités se confondaient. Mais comme elle avait du mal à fantasmer sur un pays dans la capitale duquel elle vivait chaque jour dans sa chair la détestable réalité faite de guerres, de corruption et de médiocrité, Bunia était l’arbre qu ́elle avait laissé pousser et qu ́elle voulait se convaincre que c’était bien là la forêt. La pluie avait été également pour elle un moment privilégié de communier avec l ́esprit de sa mère. Nika – lisez Véronique – avait trouvé la mort dans un accident de la route alors que Ndona n ́avait que deux ans. Tandis que son entourage était convaincu qu’elle ignorait tout de sa génitrice, la fille savait que Petite Maman Nika accompagnait chacun de ses pas. Elle dialoguait avec cet ange gardien pendant qu’il pleuvait, comme on parle à un être de chair et de sang. C ́était son secret. C ́était son bonheur.
Une légère tempête se mit à souffler. Un couple de vieux traversa la rue en clopinant sous la flotte. Ndona reconnut les Ngoma, qui habitaient l ́immeuble en face. L’homme était ingénieur et la femme infirmière. Dix ans auparavant ils vivaient dans le Bas-Congo, fief du Bundu dia Kongo, un mouvement politico-religieux aux velléités sécessionnistes, dont ils étaient des adeptes. À l ́occasion de contestations postélectorales la police avait perpétré des massacres parmi les populations de la province, et les Ngoma recherchés avaient dû se réfugier en Belgique. Ils étaient sans emploi depuis. La journaliste allait souvent rendre visite au couple, qui chaque jour un peu plus désespérait de ne jamais retourner dans le Bas-Congo pour pleurer ses morts. Et l ́annonce de nouvelles élections dans une année faisaient craindre de nouveaux massacres.
***
C’était bien la quatrième fois que Ndona retournait dans sa ville natale, mais la première fois qu’elle y venait seule. Les fois précédentes, c ́était toujours en mission avec une délégation de journalistes de Radio Okapi, l ́organe de presse de la mission des Nations Unies au Congo, la fréquence de la paix, comme vantait la réclame. Plutôt que de descendre à l ́hôtel, elle logeait dans la concession familiale avec son père et la nouvelle famille que ce dernier avait fondée après le départ de tous les enfants de Nika. Pour une raison qu ́elle n ́arrivait pas encore à s ́expliquer, elle n ́était jamais allée visiter la tombe de sa Nika. Mais c ́était décidé, cette fois était la bonne ! Elle venait de se lancer comme indépendante après avoir démissionné de Radio Okapi, et de quelle manière ! Bouleversée par ces événements, elle revenait pour un séjour de plusieurs semaines dans la région de l ́Ituri avec pour objectif de boucler une importante investigation certes, mais aussi pour se sentir plus proche des siens. Tout avait commencé avec les élections générales qui venaient de s ́achever sur la victoire proclamée du parti au pouvoir. L ́opposition avait crié à la fraude et à des assassinats politiques, mais ses preuves n ́étaient visiblement pas solides. Les observateurs internationaux, conscients des enjeux et de la fragilité de la paix dans le pays, avaient dressé leurs conclusions en des termes tellement sibyllins qu ́ils pouvaient signifier à la fois une chose et son contraire.
– Les tarés ! J imagine qu ils prennent ça pour une preuve de finesse d esprit ! avait lancé une Ndona furieuse au cours d ́une réunion de travail. Connaissant son tempérament boutefeu, personne autour de la table n ́avait souhaité réagir. De son côté elle avait continué à mener patiemment une enquête qui très probablement allait conclure sur l ́existence de fraudes massives et d ́assassinats politiques tels qu ́il ne serait plus logiquement possible de ne pas remettre en question les résultats officiels. Elle avait réussi à accéder à des preuves matérielles troublantes. Il ne lui restait que de compléter son travail avec des données qu ́elle devait aller chercher dans la région de Bunia. Elle avait envoyé des épreuves de son travail encore en chantier au directeur de rédaction, elle avait demandé un ordre de mission pour Bunia. Le soir même elle fut convoquée au bureau par le directeur de la radio en personne, qui visiblement s ́efforçait de rester calme, et dont le discours fut poli mais ferme :
– Vous êtes l une de nos meilleurs grands reporters. Vous avez souvent produit un travail de qualité qui a contribué à la renommée de cette radio. Et ma foi, je dois avouer que le travail que vous m avez fait parvenir ne déroge pas à cette habitude ! Néanmoins une chose semble vous avoir échappé cette fois : nous sommes une radio des Nations-Unies, nous sommes une radio qui œuvre pour la paix. Par conséquent nous ne pouvons pas nous permettre de tenir un discours aux antipodes de la position officielle des Nations-Unies, ou pis, livrer des publications qui peuvent compromettre la paix déjà très fragile dans ce pays qui sort tout juste d une longue guerre…
– Une guerre dans laquelle sans doute vous aimeriez tant le voir replonger, hein ? Pas de guerre, pas de mission des Nations-Unies et donc pas besoin de votre radio. C est ça le calcul ? Eh bien patron, je t emmerde !