Y A‑T-IL (VRAIMENT) UN « PRINCE » DANS LA SALLE ? 

Théâtre
Parole d’artiste
Réflexion

Y A‑T-IL (VRAIMENT) UN « PRINCE » DANS LA SALLE ? 

Le 16 Avr 2016

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 128 - There are aslternatives!
128

PROLOGUE

Au Cana­da1, en 1980, puis en France, en 1991 – 1993, enfin en Bel­gique, en 1994, toute une masse d’intermittents du spec­ta­cle d’art vivant se rassem­ble pour pos­til­lon­ner, baver et cracher sur sa con­di­tion. Cela, pour met­tre les États Généraux, de ce qu’on appelle encore faute de mieux, le « Jeune » Théâtre de la Com­mu­nauté française de Bel­gique dans une per­spec­tive de fran­coph­o­nie. Cela, pour dire aus­si qu’ils ne sont pas seule­ment l’initiative de quelques fig­ures de proue éphémères, mais bien aus­si l’effet d’une con­ta­gion. Rassem­bler ceux que tout sépare, sauf peut-être le titre générique de leur occu­pa­tion, « gens de théâtre », était l’objet majeur des assem­blées en vase clos belges2. Pen­dant sept journées, un peu partout à Brux­elles et en Province, des pro­fes­sion­nels-de-la-pro­fes­sion se sont mobil­isés parce qu’une ren­con­tre « his­torique » se pré­parait entre le Min­istre de la cul­ture, un « Prince » élu, et des artistes à élire. Si l’on atten­dra longtemps encore avant de savoir ce que la ren­con­tre « Prince » / Artiste du 29 mars dernier a eu de réelle­ment his­torique, pour beau­coup, les plus jeunes surtout, c’était une pre­mière. La pre­mière fois qu’il faut faire état de sa pro­fes­sion, à la fois en voie de développe­ment et de dis­pari­tion, devant une autorité poli­tique et avoir du poids et se faire enten­dre…

ACTE 1 : 

Esthétique, aujourd’hui peut-être ou alors demain…

« Le théâtre a per­du son rôle dans l’imaginaire col­lec­tif de l’occident, on peut légitime­ment s’interroger sur son statut exact dans la cul­ture con­tem­po­raine »3. Parce que cette ques­tion est aus­si légitime qu’urgente, les aînés assis dans la salle, lourds des pavés de 68, légers de l’imaginaire engagé qu’ils y trou­vaient en dessous, espéraient peut-être des États Généraux, de cet ensem­ble hétéro­clite, de ce rassem­ble­ment d’individus unis par la néga­tive (la pré­car­ité), un pro­jet esthé­tique. Et bien non ! Risquant le juge­ment sans appel : « Le Jeune Théâtre n’a rien à dire ! », les États Généraux, reflé­tant encore une fois une posi­tion partagée d’un côté à l’autre de l’océan, ont refusé le débat esthé­tique. Pen­dant que l’interrogation sociale, économique et lég­isla­tive brûle le bas de ses robes à la rampe, la réflex­ion artis­tique est dans le trou du souf­fleur, aphone. Qui arriverait à définir une mou­vance esthé­tique dans cette « foire du sens » ? Cha­cun peut « libre­ment » s’emparer des images, sym­bol­es, mythes ou références de son choix. Aucun ordre sym­bol­ique n’est capa­ble de struc­tur­er et d’unifier ces frag­ments épars, si bien qu’il devient très prob­lé­ma­tique pour les mem­bres de nos sociétés con­tem­po­raines de don­ner une cohérence affec­tive, imag­i­naire ou intel­lectuelle à leur expéri­ence du monde4. Des points de repère flous et mou­vants, un manque général­isé de dis­cours, de for­ma­tion poli­tique, et la con­fronta­tion, presque jour­nal­ière, avec un pub­lic qui a tou­jours envie de zap­per (même au théâtre) ; voilà la société pour ou con­tre laque­lle ils auraient dû se définir. En cette fin de siè­cle, seule l’impossibilité à cas­er le Jeune Théâtre dans un seul et même moule est his­torique. Est-ce vrai­ment dom­mage­able ? Cette foire baroque n’est-elle pas « le ter­reau néces­saire au développe­ment »5 ? À la ques­tion min­istérielle « quel théâtre ? », la réponse, ce jour-là, a été de dire et redire la plu­ral­ité des esthé­tiques. À « quel pub­lic ? »6, qui soulève la sem­piter­nelle et dif­fi­cile ques­tion du Ser­vice Pub­lic, le silence, ou presque. Mais com­ment dire qu’à chercher son pub­lic avant de trou­ver son art, on triche ? Com­ment le dire sans désoblig­er celui qui gère l’argent pub­lic ? Com­ment le dire sans lui don­ner l’arme avec laque­lle il peut tuer ? Com­ment dire enfin que le pub­lic est une affaire d’État certes, mais aus­si de direc­tion, d’intendance, de ges­tion, surtout une affaire de longue haleine et que le théâtre non sub­ven­tion­né annuelle­ment en est au coup par coup sans savoir ni où, ni quand, ni com­bi­en de temps, il va pou­voir mon­tr­er sa « pro­duc­tion » ? À la ques­tion sous-enten­due, « Le Jeune Théâtre a‑t-il quelque chose à dire ? », la réponse tout aus­si sous-enten­due sem­blait évi­dente : plus qu’à dire, ils ont à faire. Et pour ce « faire », ils veu­lent d’abord en définir les con­di­tions.

ACTE 2 : 

On est trop nombreux, c’est la merde, qu’est-ce qu’on fait ? 7

Pour une même réal­ité, des dis­cours dif­férents. Struc­tur­er l’impossible, la plu­ral­ité des points de vue, c’est ce qu’ont essayé deux groupes.

  1. Josette Féval, La Cul­ture con­tre l’art, essai d’économie poli­tique du théâtre, Québec, Presse uni­ver­si­taire, 1990. ↩︎
  2. Les É. G. français ont cédé la parole aux inter­mit­tents de l’audiovisuel et àdes inter­venants extérieurs au milieu (écon­o­mistes, philosophes etc.), ce qui ne fut pas le cas des É. G. belges. Cf. « Libres prélève­ments sur la parole qui s’est prise lors des États généreux du spec­ta­cle vivant et de l’audiovisuel, les 7, 8 et 9 mai 1993 à Lyon ». ↩︎
  3. Robert Abirached in Le Théâtre et le Prince, 1981 – 1991, Paris, Plon, 1992. ↩︎
  4. D’après Alain Birh in « L’agonie de la cul­ture », Manière de voir n°19, le Monde diplo­ma­tique, 09/1993. ↩︎
  5. Robert Abirached, op, cit. ↩︎
  6. Ques­tion posée le 29 mars par Mon­sieur Éric Tomas, Min­istre de la cul­ture. ↩︎
  7. Ève Bon­fan­ti, comé­di­enne, met­teure en scène, inter­ven­tion lors des É. G. du 29 mars. ↩︎
  8. « Syn­thèse du groupe de réflex­ion « Pour une poli­tique du Jeune Théâtre », mars 94. Signé par Michel Bernard, Frédéric Dussenne, Philippe Kauff­man, Jean-Christophe Lauw­ers, Lorent Wan­son, Benoît Blam­pain, Sylvie de Braekeleer, Benoît Vreux. ↩︎
  9. Le nom­bre des insti­tu­tions théâ­trales annuelle­ment sub­ven­tion­nées en Com­mu­nauté française de Bel­gique s’élève à 33. Cf. Étude du CIRCA. Roger Bur­ton. ↩︎
  10. Jacques Huis­man est resté à la tête du Théâtre Nation­al de Bel­gique de 1945 à 1986. ↩︎
  11. In « Pour une poli­tique du Jeune Théâtre » op. cit. page 10. ↩︎
  12. « Dossier des États Généraux du Jeune Théâtre », mars 94. Signé par plus de 170 comé­di­ens, met­teurs en scène, scéno­graphes, auteurs… ↩︎
  13. ClR­CA, J. Sick et R. Bur­ton. ↩︎
  14. Entre sep­tem­bre 1989 et août 1993, 160 Cies ont présen­té au moins un spec­ta­cle sub­ven­tion­né ou non par les Pou­voirs Publics. In dossier des É. G. ↩︎
  15. In « Dossier des États généraux : Pro­pos, posi­tions, propo­si­tions ». Op. cit. ↩︎
  16. In L’Artiste, le prince, Pou­voirs publics et créa­tion, un col­lec­tif sous la direc­tion de Emmanuel Wal­lon, Greno­ble Presse uni­ver­si­taire. 1991. ↩︎
  17. « Rien n’a été mis en œuvre pour que soit dévelop­pée une réelle poli­tique du Jeune Théâtre » , J. M. Piemme in L’avenir de la Com­mu­nauté française, Éd. lnsti­tut Jules Destrée, asbl. 1976. ↩︎
  18. Claude Semal, comé­di­en, in Let­tre envoyée au comité pour l’organisation des É. G., mars 94. ↩︎
  19. Le Soir du 28 févri­er 1994. ↩︎
  20. In Let­tre envoyée au Min­istre de la cul­ture le 17 jan­vi­er 1994 par l’association « SOS acteurs ». Elle est signée par Cather­ine Claeys, Miche­line Hardy, Bernard Mar­baix, Luc Van Grun­der­beek, Alexan­dre Von Sivers, Patrick Descamps, Janine God­i­nas, Nicole Val­berg et Chris­t­ian Mail­let. ↩︎
  21. In L’Artiste, le prince, Pou­voirs publics et créa­tion, op. cit. ↩︎
  22. Une asso­ci­a­tion représen­tant la Jeune Créa­tion Théâ­trale en Com­mu­nauté française s’est con­sti­tuée en ASBL et entend con­tin­uer le tra­vail, son pre­mier objec­tif : obtenir une recon­nais­sance « comme parte­naire offi­ciel auprès des Pou­voirs Publics lors de toute négo­ci­a­tion touchant, de près ou de loin, les déci­sions con­cer­nant la Créa­tion Théâ­trale ». Con­tact : Théâtre Hypothésart (02) 522 45 24. ↩︎
  23. Titre du spec­ta­cle d’Isabelle Pousseur à par­tir « de l’histoire vécue » de ses acteurs. ↩︎
  24. D’après les pro­pos de Jean-Christophe Lauw­ers, met­teur en scène, in Le Soir du 13 avril 94. ↩︎
  25. D’après un poème de Louis Aragon. ↩︎

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Parole d’artiste
Réflexion
Linda Lewkowicz
16
Partager
Linda Lewkowicz
Ancienne rédactrice en chef du magazine Scène – La Bellone. En 2010, elle a mis...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements