Du plus loin que je me souvienne

Théâtre
Parole d’artiste

Du plus loin que je me souvienne

Le 8 Mar 2017
Marie Bos et Aymeric Trionfo dans "Apocalypse bébé", mise en scène Selma Alaoui. Photo: Lou Hérion.
Marie Bos et Aymeric Trionfo dans "Apocalypse bébé", mise en scène Selma Alaoui. Photo: Lou Hérion.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

Du plus loin que je me sou­vi­enne, la ques­tion « qu’est ce que tu veux faire plus tard ? » qu’on vous pose enfant m’avait jetée dans un grand désar­roi. J’avais cher­ché con­fusé­ment la réponse du haut de mes cinq ou six ans dans un des quelques livres qui se trou­vaient à l’époque chez mes par­ents ; c’é­tait un guide des prénoms. Ce guide rece­lait la grande magie de con­tenir le mien de prénom, Sel­ma, chose déjà suff­isam­ment rare pour que je con­fère immé­di­ate­ment à l’ou­vrage une autorité cer­taine.

Si le livre con­te­nait mon prénom, un prénom que j’en­tendais peu et qui ne sem­blait être inscrit nulle part, dans aucune petite ni aucune grande his­toire, alors ce livre devait avoir le pou­voir de m’ap­pren­dre quelque chose au moins sur mon iden­tité, au mieux sur ma des­tinée. Dans ce guide, le prénom Sel­ma ren­voy­ait à un seul per­son­nage célèbre : Sel­ma Lager­löf, auteure du Mer­veilleux Voy­age de Nils Hol­gers­son à tra­vers la Suède et pre­mière femme au monde à reçevoir le Prix Nobel de lit­téra­ture. Le guide men­tion­nait aus­si « la petite Sel­ma peut être attirée par les métiers d’hommes, notam­ment celui de pom­pi­er ». À l’é­cole pri­maire, nous sommes allés vis­iter la caserne des pom­piers, et je me rap­pelle par­faite­ment le ver­tige qui m’a saisie à peine quelques éch­e­lons gravis, et aus­si cette vision d’en bas de l’ex­trémité de la grande échelle, qui me sem­blait sans fin, per­due dans les nuages, noyée dans le ciel. Je décidai à cet instant de ne pas devenir pom­pi­er. De la prophétie du guide des prénoms, restait alors à mon esprit les ter­mes « métiers d’hommes », et l’im­age d’un Niels Hol­gers­son volant sur une oie sauvage.

Plus tard, le théâtre est entré dans ma vie. Je n’ai plus aucun sou­venir de la porte par laque­lle il est entré ; il a été tou­jours été imbriqué à mon exis­tence, con­di­tion­née sans doute par le goût du drame cher à ma famille.

Le théâtre s’est révélé la suite logique de mon par­cours mais ne s’est pas pour autant inscrit dans une sim­plic­ité logique de par­cours. J’é­tais une élève bril­lante. Exprimer le souhait de pour­suiv­re une sco­lar­ité plus lit­téraire que sci­en­tifique provo­quait déjà un pre­mier deuil pour mes pro­fesseurs. Quel gâchis d’être douée pour les études et de s’ori­en­ter vers le domaine le moins rationnel et le moins noble… Et en même temps, on com­pre­nait ma déci­sion : j’é­tais une fille, et les filles se des­ti­nent aux car­rières dites « sen­si­bles », c’est bien con­nu.

À cette époque, je me sou­viens le bon­heur d’avoir affir­mé mon choix, et pour­tant le doute com­mençait à m’en­vahir : je ne savais plus si ce choix était l’ex­pres­sion d’une lib­erté ou au con­traire celui d’une alié­na­tion déter­minée par mon genre. J’é­tais une fille, et les filles avaient à cette époque (pas très loin­taine) la répu­ta­tion de fuir la rugosité du sci­en­tifique pour laiss­er s’ex­primer leur sen­si­bil­ité naturelle dans les matières lit­téraires. Au lycée, une fois assise dans une classe lit­téraire à com­po­si­tion exclu­sive­ment fémi­nine, naquit sans que je le sache le début d’un long con­flit entre mon genre et ma pra­tique pro­fes­sion­nelle et artis­tique. Un con­flit qui se pour­suit encore aujour­d’hui et peut-être ne trou­vera jamais de fin.

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Selma Alaoui
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Écrit par Selma Alaoui
Actrice, notam­ment sous la direc­tion de Nico­las Luçon, Anne-Cécile Van­dalem et Armel Rous­sel, et met­teuse en scène : Notes...Plus d'info
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