La formation sociale du corps du comédien — De la pratique à la théorie

Parole d’artiste
Réflexion

La formation sociale du corps du comédien — De la pratique à la théorie

Le 11 Mai 2022
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Résumé

Qu’entendons-nous par vocab­u­laire du geste et de l’attitude du corps humain et mémoire soma­tique col­lec­tive ? Que sig­ni­fie l’incarnation cor­porelle d’un per­son­nage ? Com­ment la con­nais­sance de la for­ma­tion socio­cul­turelle du corps peut-elle aider le/la comédien.ne dans l’incarnation d’un per­son­nage ?

En répon­dant à ces ques­tions et à d’autres, le présent essai vise à dévelop­per la con­nais­sance des élé­ments con­stru­isant le vocab­u­laire du geste et de l’attitude cor­porels ain­si que ceux de la mémoire soma­tique col­lec­tiveen se référant à un cas con­cret (le coach­ing du pro­tag­o­niste du long métrage Pari). Nous mon­trerons ain­si com­ment cette con­nais­sance peut être au ser­vice du comé­di­en, surtout en ce qui con­cerne le corps, les gestes et les atti­tudes cor­porelles d’un per­son­nage.

En nous appuyant sur cette expéri­ence, ain­si que sur les obser­va­tions et les résul­tats de celle-ci, nous chercherons à savoir ce que veut dire la for­ma­tion sociale du corps.

La mémoire collective de gestes et d’attitudes corporels

La « mémoire col­lec­tive des gestes cor­porels » de l’homme enreg­istr­era, cer­taine­ment, l’ensemble des pra­tiques, des rit­uels et des gestes san­i­taires issus de la pandémie du Covid-19.

Il est indis­pens­able, alors, de penser à l’impact de cette pandémie comme UN des élé­ments agis­sants par­mi l’ensemble des fac­teurs déter­mi­nants de la for­ma­tion de la mémoire des gestes et des atti­tudes du corps humain. À cet égard, la mécon­nais­sance de l’assise locale et du con­texte social nous fait dévi­er du chemin de la con­nais­sance de cette mémoire. Ce qui sig­ni­fie que cette dernière change, face aux mêmes fac­teurs, d’une société à l’autre, et que l’élément local joue un rôle impor­tant dans sa con­struc­tion en ter­mes de récep­tion ou/et de rejet d’un ou des fac­teurs.

Cette prise en compte de la pandémie du Covid-19 comme UN des élé­ments con­sti­tu­ants de cette mémoire pré­sup­pose l’existence d’AUTRES élé­ments essen­tiels à la for­ma­tion de celui-ci.

Qu’entendons-nous par vocab­u­laire du geste et de l’attitude du corps humain ? Que sig­ni­fie exacte­ment la mémoire col­lec­tive des gestes cor­porels ? Quels sont ces AUTRES élé­ments ?

Il s’avère que la réal­ité du corps humain n’est pas abstraite. N’étant pas dis­so­cié de la notion de con­struc­tion de la sub­jec­tiv­ité, le corps ‑en tant que « lieu matériel »1- ain­si que sa mor­pholo­gie, ses mou­ve­ments, ses con­duites, ses gestes et ses atti­tudes ne sont pas des con­struc­tions prédéter­minées, déjà faites et isolées. En l’occurrence, la référence à Karl Marx devient per­ti­nente lorsqu’il définit l’essence humaine dans « l’ensemble des rap­ports soci­aux » (Thèse 6).

À son tour, J.-M. Brohm con­firme que le corps humain est « une insti­tu­tion poli­tique définie par des rap­ports soci­aux de classe et insérée dans l’ensemble des insti­tu­tions poli­tiques d’une for­ma­tion sociale don­née ».2

Prenant cet ensem­ble d’observations comme point de départ, nous nous sommes ori­en­tés dans une direc­tion qui nous rap­proche des élé­ments agis­sants con­stru­isant ce vocab­u­laire du geste et de l’attitude cor­porels, de la mémoire soma­tique col­lec­tive et enfin de la for­ma­tion (sociale) du corps humain en tant qu’unité matérielle con­sciente.

Cet essai vise donc à dévelop­per la con­nais­sance de ces élé­ments en se référant à un cas con­cret et à mon­tr­er com­ment cette con­nais­sance peut être au ser­vice du comé­di­en, surtout en ce qui con­cerne le corps, les gestes et les atti­tudes cor­porelles d’un per­son­nage.

Il s’agit d’une expéri­ence de coach­ing du pro­tag­o­niste du long métrage Pari, réal­isé en 2018 par Sia­mac Etema­di et présen­té au fes­ti­val Berli­nale 2020.

Ceci n’a rien à voir avec les com­plic­ités, les com­plex­es ou les défis psy­chologiques du per­son­nage. Autrement dit, cette recherche con­cerne un stade pré­texte où les réac­tions objec­tives d’un organ­isme (d’un sujet pré­cis, ici, l’acteur.trice), ses mou­ve­ments et sa manière de se tenir dans l’espace com­men­cent à se for­mer dans un con­texte par­ti­c­uli­er à la fois cul­turel poli­tique et per­son­nel.

En nous appuyant sur cette expéri­ence, ain­si que sur les obser­va­tions et les résul­tats de celle-ci, dans la présente recherche, nous chercherons à savoir ce que veut dire la for­ma­tion sociale du corps.

Dans quelles con­di­tions, une cir­con­stance socio­cul­turelle, voire poli­tique peut-elle chang­er ou (re)construire une atti­tude cor­porelle ou rajouter un élé­ment au vocab­u­laire du geste et des atti­tudes du corps ? Com­ment cet élé­ment peut-il s’intégrer dans la mémoire soma­tique et col­lec­tive ? Peut-on par­ler d’une inté­gra­tion générale d’un élé­ment gestuel ou d’une atti­tude dans la mémoire des gestes cor­porels pour tous les indi­vidus ? Que sig­ni­fie l’incarnation cor­porelle d’un per­son­nage ? Com­ment la con­nais­sance de cette for­ma­tion socio­cul­turelle du corps peut-elle aider le/la comédien.ne dans l’incarnation d’un per­son­nage ?

Le projet du coaching : le jeu d’acteur et la localisation corporelle du personnage

Pour répon­dre à ces ques­tions et aux autres, nous avons recours à l’expérience pra­tique et con­crète de coach­ing d’une comé­di­enne ger­mano-irani­enne. Celle-ci per­met d’établir un dia­logue entre la théorie et la pra­tique.

La comé­di­enne, Meli­ka Foroutan, cen­sée jouer le rôle d’un per­son­nage féminin iranien, Pari, immergé dans un mode de vie tra­di­tion­nel et religieux, est née en Iran, mais elle a gran­di et a vécu en Alle­magne dès l’âge de 6 ans. Étant don­né qu’elle maîtri­sait peu ce mode de vie et la cul­ture de la classe sociale par­ti­c­ulière d’où venait le per­son­nage du film3, j’ai tâché de l’aider en tant que coach cul­turel. Le tra­vail a pris un autre éclairage lorsque j’ai observé une dif­férence con­sid­érable entre les gestes, les atti­tudes et les mou­ve­ments de son corps et les miens en tant que comé­di­enne (chercheuse) née et élevée en Iran.

Cette dif­férence par­faite­ment sig­ni­fica­tive con­stitue le noy­au prin­ci­pal de l’idée de ce qu’on con­sid­ère comme la for­ma­tion socio­cul­turelle du corps.

Le long métrage Pari racon­te l’histoire d’une femme-mère iranienne,Pari, dont la vie et le car­ac­tère sont boulever­sés, par la recherche de son fils, Babak.

En effet, arrivant à Athènes pour ren­dre vis­ite à leur fils, Pari et son mari, Farokh, con­sta­tent sa dis­pari­tion. La joie de voir Babak qui a quit­té l’Iran pour con­tin­uer ses études cède très vite sa place à l’angoisse et à la frus­tra­tion issues de sa dis­pa­ra­tion voire de son absence volon­taire ou involon­taire. Pari et Farokh com­men­cent alors à suiv­re les traces de Babak dans les rues d’Athènes afin de le retrou­ver. Cette recherche con­stitue l’axe prin­ci­pal autour duquel l’histoire du film se con­stru­it ; un long chemin, par­fois som­bre et étrange, par­fois effrayant et angois­sant qui va aboutir au décès de Farokh. Après la mort de celui-ci, Pari con­tin­ue, toute seule, la recherche de son fils/d’elle-même. Celle-ci l’amène dans les rues glauques d’Athènes, la fait jouer au chat et à la souris avec des anar­chistes et la police grecque, la fait pass­er par des souter­rains où elle ren­con­tr­era des vendeurs de drogue et des pros­ti­tuées. Cette recherche plonge Pari dans une aven­ture périlleuse. Finale­ment, Pari qui n’est plus la même per­son­ne qu’au début du film se rend compte que son fils a com­plète­ment décroché du sys­tème et qu’il a choisi une vie nomade ‑dans des espaces lim­inaux comme la mer, allant vers des des­ti­na­tions incon­nues- mais libre. La recherche de Babak est, d’une manière ou d’une autre, pour Pari, une métaphore qui lui per­met de se trou­ver et de revenir à ses pul­sions per­dues, réprimées par la reli­gion et la tra­di­tion.

Quelques petits détails sur le car­ac­tère de Pari peu­vent éclair­er davan­tage en quoi con­siste ce tra­vail de coach­ing comme source pra­tique de la présente recherche.

Il faut tout de suite soulign­er que Pari et son mari Farokh sont issus d’une classe sociale aisée, religieuse et tra­di­tion­nelle que l’on appelle Bazari (com­merçant) ; une sorte de bour­geoisie irani­enne ayant ses racines d’une part dans la société tra­di­tion­nelle-religieuse irani­enne et de l’autre dans le négoce (tra­di­tion­nel).

Out­re les dia­logues et l’histoire, nous pou­vons devin­er cette orig­ine sociale grâce à deux élé­ments du sys­tème esthé­tique et de mar­quage du film, et ce, dès la pre­mière séquence (scène de l’aéroport). Le pre­mier élé­ment réside dans l’apparence des per­son­nages. En sus de l’obligation faite aux femmes irani­ennes de porter le voile Pari porte le Tchador ; une sorte de long voile, de la tête au pied qui mar­que soit une adhé­sion pleine et entière à la reli­gion de l’Islam, soit plutôt à un mode de vie enrac­iné dans la tra­di­tion et la reli­gion. N’étant évidem­ment pas dis­so­ciés l’un de l’autre, ces deux types d’adhésion se dif­féren­cient au niveau du degré de fidél­ité à la reli­gion et aux modes de vie « religieux » ou « tra­di­tion­nels-religieux ». S’agissant du per­son­nage de Pari, il est plutôt ques­tion du deux­ième mode (tra­di­tion­nel-religieux). (Fig­ure 1)

Figure 1-Melika Foroutan dans le rôle de Pari.
Fig­ure 1‑Melika Foroutan dans le rôle de Pari.

Quant à celui de Farokh, les codes ves­ti­men­taires, son apparence (barbe, trace de la pierre de prière sur le front) et ses acces­soires (comme le Chapelet), etc. évo­quent par­faite­ment le type mas­culin du com­merçant de bazari. (Fig­ure 2)

Figure 2-Shahbaz Noushir dans le rôle de Farokh.
Fig­ure 2‑Shahbaz Noushir dans le rôle de Farokh.
Parole d’artiste
Réflexion
Rezvan Zandieh
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