“Des espaces partagés” (entretien avec Jan Goossens )

Entretien
Théâtre

“Des espaces partagés” (entretien avec Jan Goossens )

Le 4 Sep 2017
Jan Goossens. Photo Danny Willems
Jan Goossens. Photo Danny Willems
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Chris­t­ian Jade : Existe-t-il, selon vous, un prob­lème spé­ci­fique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?

Jan Goossens : Oui. L’offre cul­turelle offi­cielle dans nos grandes villes ne reflète pas la réal­ité métis­sée de ces ter­ri­toires. Toutes sortes de pré­textes sont bons pour éviter de par­ler du prob­lème et de trou­ver des solu­tions : les acteurs de la diver­sité n’auraient pas la for­ma­tion, donc pas la qual­ité qu’il faut ; il y aurait un obsta­cle lin­guis­tique ; il y aurait des diver­gences esthé­tiques qui ren­dent impos­si­ble des col­lab­o­ra­tions artis­tiques, etc. En même temps, on ne peut pas atten­dre du monde cul­turel de résoudre à lui tout seul un prob­lème qui se pose aus­si dans le monde de l’enseignement, ou des médias. Notre société est divisée et frag­men­tée, et mal­heureuse­ment il n’y a pas d’exception cul­turelle.

C. J. : Com­ment se traduit l’injonction con­tra­dic­toire des pou­voirs publics sur ce qui est devenu un enjeu poli­tique d’affichage et de vis­i­bil­ité, tout en soule­vant des débats de fond au sein d’une société mar­quée par la frac­ture colo­niale ?

J.G. :  Je ne suis pas con­tre des inter­ven­tions claires des pou­voirs publics sur le ter­rain de la diver­sité. Le décret sur la diver­sité de Bert Anci­aux était une ini­tia­tive per­ti­nente. Ceci dit, l’opposition dans le secteur cul­turel était con­sid­érable. Mais on ne peut pas revendi­quer son autonomie et ne pas gér­er des prob­lèmes fon­da­men­taux de représen­ta­tion et de diver­sité. On n’a qu’à se dire et se ren­dre compte que créer des ponts et des échanges est essen­tiel pour gér­er cette frac­ture colo­niale, c’est notre respon­s­abil­ité en tant que “cul­tureux” et citoyens.

C. J. : Il sem­ble que le théâtre soit à la traîne d’une ten­dance à la diver­si­fi­ca­tion des artistes sen­si­ble en par­ti­c­uli­er dans la danse ou la musique, et à plus forte rai­son dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résis­tance ou réti­cence ?

J. G. : Le théâtre est lent et con­ser­va­teur. Et il y a l’obstacle de la langue et du réper­toire lié à une com­mu­nauté lin­guis­tique ; réper­toire qu’il faut absol­u­ment défendre. Pour résoudre le prob­lème du théâtre il faut sor­tir du théâtre et du mono­lin­guisme. La mul­ti­dis­ci­pli­nar­ité et le mul­ti­lin­guisme per­me­t­tront de faire avancer le théâtre, aus­si en ter­mes de représen­ta­tion. Luk Perce­val et Guy Cassiers ont à appren­dre de Pla­tel et Van­dekey­bus sur ce ter­rain-ci, pas vice ver­sa.

C. J. : Com­ment sor­tir d’un sys­tème de dis­tri­b­u­tion où les comé­di­ens issus de l’immigration sont le plus sou­vent relégués à des rôles sub­al­ternes, ou pire, à des rôles les con­duisant à sur­jouer les stéréo­types eth­niques ou raci­aux imposés par la société ?

J.G. : Il faut des créa­teurs (met­teurs en scène, choré­graphes) et des directeurs et pro­gram­ma­teurs issus de l’immigration. Et des mem­bres des CA dans nos insti­tu­tions. Serge-Aimé Coulibaly, Chokri Ben Chikha, Faustin Linyeku­la : à eux le pou­voir. Les jeunes issus de l’immigration sont cul­turelle­ment act­ifs mais ils ne s’intéressent pas force­ment au théâtre. À nous de ren­dre le théâtre attrac­t­if et d’inclure leurs références cul­turelles dans nos formes con­tem­po­raines. Ça se fera avec eux, pas pour eux.

C. J. : Le théâtre souf­fre-t-il d’une forme d’inconscient cul­turel colo­nial ?

J. G. : Oui, et son attache­ment à la langue et au réper­toire ren­for­cent cela. Ceci dit, le théâtre, et sa capac­ité de don­ner de la place à d’autres paroles et d’autres dis­cours, est aus­si un par­fait biais pour mon­tr­er et décon­stru­ire cet incon­scient — par exem­ple dans La vie et les œuvres de Leopold II d’Hugo Claus.

C. J. : Com­ment éviter les effets de récep­tion malen­con­treux tels que ceux pro­duits par un spec­ta­cle tels qu’Exhib­it B de Brett Bai­ley ? Récep­tion très dif­férente en Bel­gique et France…

J. G. : Il y a un com­mu­nau­tarisme fort et par­fois vio­lent dans les com­mu­nautés issues de la diver­sité. Ce com­mu­nau­tarisme est le plus présent dans quelques grandes villes mon­di­al­isées, comme Lon­dres, où le pro­jet de Brett Bai­ley a ren­con­tré des prob­lèmes, la pre­mière fois. Si Brux­elles était venu après et non pas avant Lon­dres, on aurait eu des prob­lèmes aus­si, parce que ce sont des cir­cuits très con­nec­tés. Dif­fi­cile de gér­er des ten­sions comme ça dans un monde qui se polarise de plus en plus. Il faut surtout insis­ter sur des espaces partagés, où l’échange entre humains reste au cœur des pro­jets. On n’est pas des “agents” d’une telle ou telle ten­dance poli­tique, ou com­mu­nauté cul­turelle, on est des indi­vidus autonomes et respon­s­ables, et créat­ifs qui peu­vent chang­er nos réal­ités.

C. J. : Qu’en est-il de la diver­sité cul­turelle dans le recrute­ment, non plus seule­ment des artistes dont les insti­tu­tions théâ­trales sont sup­posées faire la pro­mo­tion, mais des équipes admin­is­tra­tives, tech­niques et artis­tiques des théâtres ou des lieux de spec­ta­cle ?

J. G. : Il faut de la dis­crim­i­na­tion pos­i­tive, sinon ça ne se fera pas.

C. J. : Pourquoi les salles de spec­ta­cles sont-elles si homogènes sur le plan eth­nique ? Com­ment diver­si­fi­er aus­si les spec­ta­teurs ?

J. G. : Les spec­ta­teurs s’identifient d’abord avec les artistes sur scène, pas avec le nom d’un théâtre, son directeur, ou son réper­toire. Pas de diver­sité sur nos scènes = pas de diver­sité dans nos salles.

C. J. : Com­ment les Fla­mands conçoivent-ils leurs rela­tions avec les insti­tu­tions et artistes de l’autre com­mu­nauté (d’o­rig­ine immi­grée mais pas seule­ment) ?

J. G. : Ça dépend, parce que “les Fla­mands” n’existent pas. À Brux­elles, je crois qu’il y a une cer­taine ouver­ture et curiosité. Ailleurs, je la vois moins. En général, les suc­cès cul­turels des dernières décen­nies ont créé une grande con­fi­ance en soi chez les Fla­mands, qui est une force mais qui peut aus­si men­er à une cer­taine fer­me­ture, voire arro­gance. C’est tou­jours le début de la fin.

C. J. : Y a‑t-il une manière fla­mande et fran­coph­o­ne dif­férente d’aborder l’intégration des artistes et pro­jets de Belges d’origine africaine, maghrébine ou turque ?

J. G. : En Flan­dres on a une approche plus “com­mu­nau­taire” (ce qui n’est pas un mot prob­lé­ma­tique chez nous) ; du côté fran­coph­o­ne, on est plus “uni­ver­sal­iste”. Il y a des forces et faib­less­es dans les deux approches : en Flan­dre, le risque peut être qu’on vit l’un à côté de l’autre et que les choses se touchent et échangent peu ; du côté fran­coph­o­ne, le risque est que tout le monde doit s’intégrer et devenir fran­coph­o­ne, parce que fran­coph­o­ne = uni­versel. Je défends un tout petit socle com­mun qui nous per­met de vivre ensem­ble et partager cer­taines choses, et après une très très grande diver­sité et lib­erté.

Le numéro triple 121-122-123 d'Alternatives théâtrales, Créer à Kinshasa (juillet 2014) a été co-édité avec le KVS.  

phpThumb_generated_thumbnailjpg

Enreg­istr­er

Enreg­istr­er

Entretien
Théâtre
Jan Goossens
50
Partager
Photo de Christian Jade
Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements