Œuvre de sépulture : Kanata, la réparation contrariée de l’ethnocide amérindien

Théâtre
Critique

Œuvre de sépulture : Kanata, la réparation contrariée de l’ethnocide amérindien

Le 1 Oct 2019
Martial Jacques, Dominique Jambert (2) - Répétitions Kanata, Episode I, La Controverse - Théâtre du Soleil, Robert Lepage © Michèle Laurent copie
Martial Jacques, Dominique Jambert (2) - Répétitions Kanata, Episode I, La Controverse - Théâtre du Soleil, Robert Lepage © Michèle Laurent copie

Lorsqu’Ariane Mnouchkine invite le met­teur en scène Robert Lep­age à réalis­er une créa­tion col­lec­tive avec la troupe du Théâtre du Soleil, elle est loin d’imaginer la polémique qu’engendrera qua­tre ans plus tard, avant même sa présen­ta­tion publique, une œuvre dont l’ambition est pour­tant de ren­dre compte de l’histoire de la coloni­sa­tion française puis bri­tan­nique des peu­ples autochtones d’Amérique du Nord. Dénon­ci­a­tion de l’assimilation cul­turelle et de l’ethnocide des amérin­di­ens par le gou­verne­ment cana­di­en, Kana­ta1 est finale­ment taxé par cer­tains groupes mobil­isés d’appropriation cul­turelle, au motif qu’il est conçu sans par­tic­i­pa­tion directe de représen­tants des Pre­mières Nations. La polémique entraîne le désis­te­ment d’un impor­tant parte­naire financier, l’annulation de la créa­tion au Cana­da et son plan de sauve­tage in extrem­is en France, sous une forme notable­ment mod­i­fiée afin de tenir compte du malen­ten­du, sans pour autant renon­cer à l’intention artis­tique et poli­tique ini­tiale. Sauf que l’amputation de la com­posante his­torique biaise la récep­tion et attise les cri­tiques que cette recon­fig­u­ra­tion était cen­sée apais­er.

Ghu­lam Reza Rajabi, Alice Milléquant, Mar­tial Jacques — Répétitions novem­bre 2018 — Kana­ta, Episode I, La Con­tro­verse — Théâtre du Soleil, Robert Lep­age © Michèle Lau­rent

Com­ment un artiste aus­si soucieux de la recon­nais­sance des autochtones que Robert Lep­age et une troupe aus­si cos­mopo­lite que le Théâtre du Soleil peu­vent-ils être aujourd’hui exposés à de telles accu­sa­tions, qui ne fléchissent pas, en dépit des con­sul­ta­tions, mis­es au point et clar­i­fi­ca­tions ? Une telle cabale offre l’occasion pour Alter­na­tives théâ­trales de porter à nou­v­el exa­m­en la réflex­ion ini­tiée deux ans plus tôt sur la diver­sité cul­turelle2. Cher­chant à com­pren­dre les enjeux de la con­tro­verse à par­tir de l’analyse des posi­tions en présence, il s’agira d’interroger les par­ti-pris esthé­tiques et idéologiques d’un spec­ta­cle qui man­i­feste­ment fait date, à la fois comme symp­tôme d’un malaise dans la civil­i­sa­tion occi­den­tale et comme pos­ture artis­tique ambitieuse, voire, à la faveur des cir­con­stances, courageuse.

Une vis­ite (in)opportune :
Dis­tor­sions cri­tiques

Il aura fal­lu plusieurs années de com­pagnon­nage entre le met­teur en scène québé­cois Robert Lep­age et la troupe du Théâtre du Soleil pour annon­cer la créa­tion de Kana­ta au pro­gramme du Fes­ti­val d’automne à Paris en décem­bre 2018. C’est la pre­mière fois, depuis la fon­da­tion de la troupe de la Car­toucherie de Vin­cennes en 1964, que sa direc­trice Ari­ane Mnouchkine con­fie un spec­ta­cle à un artiste extérieur, après plus de trente créa­tions à son act­if. Cette invi­ta­tion sans précé­dent, qui fait entorse au principe habituel de gou­ver­nance que s’est fixé la troupe, s’explique par l’« his­toire d’une admi­ra­tion », la volon­té de met­tre en com­mun « leurs doutes et leurs trem­ble­ments, leurs illu­mi­na­tions aus­si »3. Le pro­jet croise en effet deux univers esthé­tiques et idéologiques dis­tincts, bien que les proces­sus de créa­tion respec­tifs com­por­tent cer­taines simil­i­tudes : d’un côté, l’écriture scénique et l’univers visuel, sonore, innervé de nou­velles tech­nolo­gies, de machiner­ie illu­sion­niste et de per­for­mances cir­cassi­ennes du met­teur en scène et réal­isa­teur Robert Lep­age et de sa com­pag­nie Ex Machi­na ; de l’autre, l’artisanat d’art cen­tré sur la direc­tion d’acteur, la puis­sance sym­bol­ique du plateau et l’inspiration des grandes réc­its fon­da­teurs ren­con­trés sur les scènes du monde par le Théâtre du Soleil ; entre les deux, une même appréhen­sion onirique, poé­tique et métaphorique des grandes lignes de frac­ture du monde con­tem­po­rain, envis­agé dans une per­spec­tive résol­u­ment mul­ti­cul­turelle.

Duc­cio Bel­lu­gi-Van­nuc­ci­ni, Seear Kohi, Sébastien Brot­tet-Michel — Répétitions novem­bre 2018 — Kana­ta, Episode I, La Con­tro­verse — Théâtre du Soleil, Robert Lep­age © Michèle Lau­rent

Pré­paré pen­dant la tournée et la reprise d’Une Cham­bre en Inde, Kana­ta fait l’objet d’un long tra­vail d’imprégnation, occulté par la cri­tique à laque­lle il a don­né lieu : Robert Lep­age, homme de théâtre mobil­isé dans le com­bat en faveur des peu­ples autochtones et des Pre­mières Nations, aux­quels il a déjà con­sacré plusieurs pro­jets, accom­pa­gne la troupe dans un grand périple au Québec, puis dans l’Ouest cana­di­en. Les comé­di­ens ont ain­si ren­con­tré des amérin­di­ens chas­sés de leurs réserves et vis­ité le cen­tre des arts et de la créa­tiv­ité des cul­tures autochtones à Banff (Alber­ta), qui mène pré­cisé­ment des expéri­ences de réap­pro­pri­a­tion artis­tique. Témoignages, work­shops, excur­sions dans les grands espaces naturels avec lesquels les autochtones entre­ti­en­nent une rela­tion organique, la per­son­ne humaine et son envi­ron­nement con­sti­tu­ant une seule et même entité dans la pen­sée indi­enne, ont ponc­tué cette enquête préal­able des­tinée à favoris­er l’imprégnation des artistes-inter­prètes au con­tact de cet écosys­tème cul­turel. Ces derniers ont ren­con­tré de grands chefs trib­aux, chamans et chefs spir­ituels de la com­mu­nauté amérin­di­enne, des spé­cial­istes de l’ethnocide amérin­di­en, en par­ti­c­uli­er des fameux pen­sion­nats dédiés à l’assimilation cul­turelle des indi­ens, des familles d’accueil et des descen­dants d’enfants autochtones arrachés à leur groupe d’appartenance et « placés », autrement dit déportés. Ils ont enfin arpen­té les espaces tant urbains4 que naturels qui sont au cœur de l’intrigue de la pièce. Une telle démarche anthro­pologique et ethno­graphique, sinon d’« ini­ti­a­tion », pour le moins d’imprégnation, d’immersion, d’observation par­tic­i­pante, de con­sul­ta­tion et de réflex­ion col­lec­tive, dure presque qua­tre ans, afin de remon­ter à la source de cette mémoire mutilée, occultée et dans une large mesure aujourd’hui encore invis­i­bil­isée. Et pour­tant, ce tra­vail en amont n’est pas jugé suff­isant pour échap­per à l’accusation d’appropriation cul­turelle, au motif qu’aucun représen­tant des com­mu­nautés amérin­di­ennes n’est présent au plateau.

Or, un curieux phénomène con­comi­tant offre matière à réflex­ion sur le car­ac­tère ciblé de la cri­tique, si ce n’est sur sa sus­pecte céc­ité. Alors que le milieu mil­i­tant s’écharpe sur l’efficacité poli­tique et les pré­sup­posés idéologiques de propo­si­tions artis­tiques qu’on ne peut accuser de repro­duire des préjugés racistes, plaçant dans l’ère du soupçon des pans entiers du théâtre pub­lic sub­ven­tion­né, l’industrie du diver­tisse­ment de masse pour­suit sans encom­bres, en toute impunité, son entre­prise de recy­clage, d’amplification et de com­mer­cial­i­sa­tion à grande échelle de stéréo­types eth­niques qu’on pen­sait appartenir au passé. En effet, au moment même de la créa­tion de Kana­ta, le Cirque du Soleil fait salle comble pen­dant plusieurs mois, sous un immense chapiteau érigé sur la plaine de jeux de Bagatelle, avec Totem, suc­cès plané­taire créé en 2010 au Québec5, avec la com­plic­ité du même Robert Lep­age, alors directeur artis­tique invité du pro­jet…

Digne d’une comédie musi­cale à la façon de Broad­way, cette « célébra­tion de l’accomplissement humain » (Los Ange­les Times) pro­pose au spec­ta­teur médusé « le périple fasci­nant de l’espèce humaine, de son état prim­i­tif d’amphibien jusqu’à son désir ultime de vol­er » 6. Inspiré par une saga mythologique de l’humanité depuis les orig­ines jusqu’à nos jours, le show ne mégote, ni sur les effets spé­ci­aux, ni sur le sto­ry­telling prim­i­tiviste. Il se présente comme une fable écologique sur les risques de l’évolution humaine. Ce grand spec­ta­cle cir­cassien dans la plus pure tra­di­tion, à peine styl­isée, des freak shows de Phinéas Tay­lor Bar­num, voire des « zoos humains » de Carl Hagen­beck, n’hésite pas à exhiber devant un pub­lic bien plus pop­u­laire que celui des théâtres publics des indi­ens emplumés, dra­peau améri­cain tatoué sur le bras, se lançant dans des per­for­mances acro­ba­tiques sur des musiques world mat­inées de rythmes et d’airs vague­ment amérin­di­ens, dans une scéno­gra­phie au sym­bol­isme som­maire : « Ses per­son­nages évolu­ent sur une piste en forme de tortue géante, sym­bole d’origine de plusieurs civil­i­sa­tions anci­ennes ».

Frédérique Voruz, Shaghayegh Beheshti — Répétitions Kana­ta, Episode I, La Con­tro­verse — Théâtre du Soleil, Robert Lep­age © Michèle Lau­rent

La légende explica­tive du tableau con­sacré aux autochtones sur le site inter­net de la troupe, inti­t­ulé « Danse amérin­di­enne », est sans équiv­oque. Elle ne laisse aucun doute sur l’intention de la propo­si­tion artis­tique : « Au son du tam­bour, un jeune danseur amérin­di­en évoque les mythes et légen­des qui sym­bol­isent le cer­cle infi­ni de la vie ». Plus large­ment, comme l’indique le visuel de l’affiche et des doc­u­ments pub­lic­i­taires de pro­mo­tion, la cul­ture amérin­di­enne est générique, matricielle dans ce spec­ta­cle qui cristallise et ampli­fie effi­cace­ment, de façon décom­plexée, tous les clichés « indi­an­istes » et « ori­en­tal­istes » les plus éculés. Et pour­tant, cette essen­tial­i­sa­tion de l’indien passe sig­ni­fica­tive­ment sous les radars de l’activisme des par­ti­sans de la diver­sité et des défenseurs de l’intégrité des com­mu­nautés des Pre­mières Nations, en dépit de sa respon­s­abil­ité dans la repro­duc­tion de stéréo­types eth­no-raci­aux éculés à l’ère post­colo­niale.

Ver­sion inté­grale à con­sul­ter dans le som­maire du Numéro 133 d’ Alter­na­tives Théâ­trales : Quelle diver­sité cul­turelle sur les scènes européennes ?


  1. Kana­ta, spec­ta­cle de Robert Lep­age, avec le Théâtre du Soleil (Paris) et Ex Machi­na (Québec), Car­toucherie de Vin­cennes, du 19/12/2018 au 17/02/2019, dans le cadre de la 47ème édi­tion du Fes­ti­val d’Automne à Paris. ↩︎
  2. Sylvie Mar­tin-Lah­mani, Mar­tial Poir­son (dir.), Diver­sité sur les scènes européennes ? Alter­na­tives Théâ­trales n°133, nov. 2017. ↩︎
  3. Let­tre au pub­lic du Théâtre du Soleil, 22/10/2018. ↩︎
  4. Notam­ment le fameux quarti­er Down­town East­side de Van­cou­ver et sa rue Hast­ings, foy­er de la pros­ti­tu­tion, de la drogue et de l’exclusion. ↩︎
  5. Totem, Le Cirque du Soleil, Plaine de jeux de Bagatelle, Bois de Boulogne, du 25/10/2018 au 30/12/2018. ↩︎
  6. https://www.cirquedusoleil.com/ ↩︎
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Martial Poirson
Martial Poirson est professeur des universités à l'Université Paris 8, où il enseigne l’histoire culturelle,...Plus d'info
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