C’est tardivement que la notion de « diversité » a fait son apparition dans le champ du théâtre public français, plus de dix ans après son importation via le monde de l’entreprise à des fins capitalistes1, et après l’entrée sur cette même scène théâtrale d’une autre « question », celle de l’égalité ou plutôt des inégalités hommes/femmes, arrivée, elle, par la grande porte d’un rapport commandité par le Ministère de la Culture lui-même. Le premier mouvement serait de s’en réjouir, comme du signe d’un changement que l’on désespérait de voir venir.
De fait, le théâtre public était resté ces dernières décennies plus que timide dans l’examen de conscience de la manière dont se produisaient et se reproduisaient en son sein les inégalités liées au sexe, à la race et à la classe2, au point de constituer un espace professionnel et social paradoxal, où ces dominations et discriminations opéraient d’autant plus fortement que ce secteur se vivait comme par essence progressiste et émancipateur. Et puis, « comment pourrait-on s’opposer à la diversité ?»3 Le mot fleure bon le libéralisme politique, « la pluralité, l’harmonie, l’échange et la tolérance en même temps qu’il semble s’arrimer à la nature »4, et laisse planer un flou agréable quant à ce qu’il désigne. C’est justement « cette plasticité du terme [qui] ne peut qu’attiser la suspicion de l’analyste »5 et incite à concentrer l’attention non sur la définition du mot, évanescente, mais sur ses « usages sociaux »6. Cela implique de répondre à ces questions : que nomme la « diversité » et à quoi sert-elle ? que permet-elle de mettre en lumière… et que contribue-t-elle à flouter, à occulter ? Ce sont ces questions que j’ai souhaité poser à Marine Bachelot Nguyen (MBN) et Mohamed El Khatib (MEK). Pourquoi eux ? Parce que ce sont deux auteurs et metteurs en scène, d’abord. Or, si les pouvoirs publics et les directeurs d’institutions théâtrales agissent (s’agitent ?) sur ce terrain par des discours et des dispositifs (le Haut Conseil de la diversité, le dispositif Premier Acte, etc.), les artistes « indépendants » sont invités à prendre position, voire sommés de le faire quand ils sont considérés comme ayant a priori quelque chose à dire puisqu’ils feraient partie de cette fameuse « diversité » dont on commence à comprendre qu’elle ne concerne pas tout le monde. J’ai choisi de donner à entendre ces deux voix, parce qu’elles sont claires et fortes, d’autant plus peut-être que les positions qu’elles expriment sont peu en vogue dans le champ théâtral, et aussi parce que les œuvres de ces artistes portent une féconde critique en acte de la notion de diversité.
1. L’origine du mot comme source du problème : lutter contre les discriminations vs promouvoir la diversité
Sans doute une partie des problèmes que pose le mot « diversité » vient-elle de son origine. Né aux États-Unis7 dans les années 1980, il était une réponses aux critiques alors formulées contre les politiques d’« affirmative action » qui s’étaient mises en place depuis les années 1960 pour lutter contre les discriminations raciales. Ces critiques venaient de deux camps politiquement opposés en ces années Reagan : le pouvoir républicain et les mouvements militant contre le racisme et les discriminations et pour l’égalité des droits. Ces politiques étant de plus en plus controversées, il s’agissait tout à la fois de les renommer pour les préserver, et de les élargir.
2017. Stadium de Mohamed El Khatib, Théâtre de la Ville, Paris, 2017. Photo Pascal
Victor/artcompress.
Le mot a donc été créé pour en éviter un autre : dire diversité, c’est ne plus dire discrimination raciale. De même, note MBN, « l’expression « artistes issus de la diversité » est une façon de ne pas employer les mots noir, maghrébin ou asiatique, qui sont plus explicites8 et permet ainsi d’éviter de formuler les problèmes en termes de racisme ou de domination ». Dire diversité, c’est euphémiser la cause (le racisme), mais aussi la conséquence, car la diversité est simplement promue, là où les discriminations étaient interdites. On est ainsi passé de l’obligation politique et juridique à la bonne volonté. Dans le champ théâtral, la diversité a d’abord été encouragée par quelques initiatives aussi volontaristes qu’individuelles en matière de formation (le dispositif « Premier Acte » lancé par Stanislas Nordey et Stéphane Braunschweig et la classe préparatoire intégrée de l’École de la Comédie de Saint-Étienne conçue par Arnaud Meunier) et soutenues essentiellement par des fondations privées, avant la toute récente création en 2016 du Collège de la diversité. S’il faut voir là le signe d’une implication des pouvoirs publics, l’État semble ne pas vouloir jouer pleinement le rôle normatif qui peut être le sien, puisqu’il n’est pas question de fixer des objectifs chiffrés contraignants. C’est que ce principe, déjà très difficile à faire accepter s’agissant des inégalités hommes/femmes, semble ici doublement inconcevable. Il vient heurter la sensibilité d’une communauté professionnelle dont les classes supérieures promeuvent d’autant plus le talent, défendu en tant que valeur supposée objective et fondée en nature, comme seul critère de choix des œuvres et des artistes que ce talent, tel qu’il est construit dans les dispositifs de sélection, tend à pérenniser leur position dans le champ. Mais ce n’est pas seulement la pureté (ou le conservatisme déguisé) du critère du talent qui est en cause, c’est toute l’idéologie républicaine d’un pays rétif aux statistiques ethniques et aux actions positives contre les discriminations au motif qu’elles contrediraient le principe d’égalité de droit.9