Non théâtralité de la performance

Performance
Réflexion

Non théâtralité de la performance

Le 14 Juil 2018
Béatrice Didier dans EARTH, Espace 10/12, Bruxelles, 2012. Photo Luis Alvarez.
Béatrice Didier dans EARTH, Espace 10/12, Bruxelles, 2012. Photo Luis Alvarez.
Béatrice Didier dans EARTH, Espace 10/12, Bruxelles, 2012. Photo Luis Alvarez.
Béatrice Didier dans EARTH, Espace 10/12, Bruxelles, 2012. Photo Luis Alvarez.
Article publié pour le numéro
135

La per­for­mance artis­tique se donne régulière­ment pour exi­gence de ne pas vers­er dans le théâ­tral – con­traire­ment à ce que pour­rait faire penser l’association sou­vent établie entre per­for­mance et arts scéniques. Les artistes, pour des raisons qui sem­blent glob­ale­ment partagées, défend­ent plutôt la prox­im­ité de la per­for­mance avec les arts plas­tiques, ten­ant à dis­tance toute assim­i­la­tion au théâtre. Pour quelles raisons par­fois implicites cul­tivent-ils cette méfi­ance ? Une enquête à échelle mod­este auprès d’artistes per­formeuses / per­formeurs m’a per­mis d’identifier quelques- unes de ces raisons1. Les quelques propo­si­tions théoriques récoltées man­i­fes­tent à la fois un incon­fort à l’égard de la rigid­ité des caté­gories de genre (jusqu’à sou­vent remet­tre en ques­tion le terme de « per­for­mance » lui-même), et en même temps – sans que ce soit con­tra­dic­toire – un plaisir à faire vac­iller les fron­tières2.

Le pre­mier argu­ment invo­qué en faveur d’une prise de dis­tance avec la théâ­tral­ité con­cerne le tra­vail d’un rôle. Dans le champ de la per­for­mance, l’artiste choisit plutôt de ne pas jouer, de ne pas pré­ten­dre être quelqu’un d’autre, de ne pas psy­chol­o­gis­er arti­fi­cielle­ment ses actions. Il se présente à nu, avec ses émo­tions pro­pres, tra­vaille avec le min­i­mum d’artifices, pose des actes dans lesquels il s’implique per­son­nelle­ment. Dans un texte très fort écrit pour le 25e anniver­saire du col­lec­tif Black Mar­ket Inter­na­tion­al, Helge Mey­er témoignait de ce rap­port apparem­ment con­flictuel entre spec­ta­cle et per­for­mance : « Nous ne racon­tons pas d’histoires. Nous ne faisons pas de farces. Nous ne mon­trons pas quelque chose. Nous ne faisons pas de diver­tisse­ment. Nous restons ensem­ble dans un espace don­né pen­dant un temps don­né. Pas de répéti­tion. Pas d’échappatoires. Pas de for­mules stéréo­typées. Pas de forme. Nous ne nous atta­chons pas à des idées. Nous ne croyons pas. Nous ne rit­u­al­isons pas »3. Cer­tains élé­ments générale­ment asso­ciés à la théâ­tral­ité, comme le fait de présen­ter son tra­vail sur une scène par exem­ple, sem­blent moins réd­hibitoires : plusieurs artistes se rap­por­tent sans prob­lème au dis­posi­tif scénique à l’occasion, mais en main­tenant fer­me­ment l’exigence de ne pas jouer de rôle. Dans sa recherche rad­i­cale de l’ici et main­tenant (hic et nunc), l’artiste veut aus­si con­quérir une cer­taine qual­ité de présence, dif­fi­cile­ment ten­able quand le proces­sus est repro­duit. La per­for­mance artis­tique pro­pose l’expérience unique de partage d’un temps, d’un espace, d’une action. Elle n’a sou­vent lieu qu’une fois et pour un pub­lic déter­miné. Impos­si­ble donc de repren­dre l’événement tel quel. Car la per­for­mance se crée aus­si (et peut- être surtout) au moment de son exé­cu­tion : elle est une « ten­ta­tive » dans laque­lle l’artiste prend le risque de s’engager pleine­ment. Dans son com­mu­niqué de 1966 sur « Com­ment faire un hap­pen­ing », Allan Kaprow (1927 – 2006) rel­e­vait déjà la non-repro­ductibil­ité au nom­bre des règles à respecter : « N’exécutez le hap­pen­ing qu’une seule fois. Le réitér­er c’est l’éventrer, ça ressem­ble à du théâtre et ça provoque la même chose que la répéti­tion : ça oblige à penser qu’il pour­rait y avoir amélio­ra­tion. Par­fois, ce serait de toute façon presque impos­si­ble à répéter »4. Par­mi les artistes que j’ai pu inter­roger, plusieurs expri­ment leur peur de la répéti­tion, et leur souci que les choses soient « réelles », qu’elles « restent vraies » – et asso­cient donc théâ­tral­ité et fac­tic­ité. Ce souci sem­ble porter pri­or­i­taire­ment sur le temps : l’idée est d’obtenir du « temps réel ». Bien que par­fois les actions puis­sent être sim­ple­ment sug­gérées, on ver­ra plus sou­vent les artistes aller au bout de ce qu’ils ont entre­pris (sans accélér­er ni ralen­tir les actions pour les ren­dre plus expres­sives qu’elles ne le sont naturelle­ment), quitte à laiss­er s’installer une inévitable durée.

Performance
Réflexion
Eva-Maria Schaller
Kris Canavan
Martine Viale
Béatrice Didier
Kamil Guenatri
Pierre Berthet
Pablo Paulo Alves
Fergus Byrne
5
Partager
auteur
Écrit par Maud Hagelstein
Doc­teure en philoso­phie, Maud Hagel­stein est chercheuse F.R.S.-FNRS et tra­vaille dans le domaine de l’esthétique à l’Université de...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
#135
mai 2025

Philoscène

15 Juil 2018 — Ancré au Théâtre de Liège, le projet Philostory1 est né d’une situation particulière (on pourrait dire une situation de coexistence…

Ancré au Théâtre de Liège, le pro­jet Philostory1 est né d’une sit­u­a­tion par­ti­c­ulière (on pour­rait dire une sit­u­a­tion…

Par Maud Hagelstein
Précédent
13 Juil 2018 — Comme il paraît loin le temps des Armand Gatti, Antoine Vitez et Jean Vilar pour qui a découvert après des…

Comme il paraît loin le temps des Armand Gat­ti, Antoine Vitez et Jean Vilar pour qui a décou­vert après des études de philoso­phie le spec­ta­cle vivant à tra­vers les pièces d’Alain Pla­tel, de Jan Lauw­ers…

Par Gilles Collard
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements