Scène 1
Août 1982
Tu n’as pas le tampon. Ici, sur la photo et l’empreinte, il doit y avoir un tampon. Ils ne sont pas en règle. Ils ne te les signeront pas. Ils n’ont jamais été en règle. Mes papiers d’identité n’ont aucune validité depuis ces dernières années, parce qu’il manque un tampon sur la photo, qu’ils disent. Faites refaire vos papiers. Recommencez la procédure. C’est ainsi qu’on découvre qu’on n’est pas en règle, en faisant analyser mon dossier pour commencer à travailler à la mairie Sans papiers, pas de travail. Revenez quand vous aurez la signature. Je veux sortir. Et comment va la Vicenta ? Me demande la préposée. Je la regarde. Elle est vieille, je lui dis. La pauvre, dit la préposée, transpirante. Aucune des choses que j’avais faites n’était valide. Rien, rien. Depuis mes 21 ans, rien de valide. Et qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? Il ne se passe rien. Personne ne peut rien vous réclamer, me dit la préposée. Mais si quelqu’un vous refuse une procédure. Vous non plus vous ne pourriez rien réclamer. Vous me comprenez ? Non, dis-je. Et toutes ces copies distribuées par-ci par-là ? Elles ne sont pas valides. Je me suis marié avec ces papiers, je dis. Rien, dit-elle. Mon fils… Rien. Ils auraient dû vous mettre un tampon ici, là où il y a la photo et l’empreinte digitale du pouce droit. La femme est grosse et noire. Noire de soleil, brûlée. De celles qui se sont brûlées quand elles étaient gamines. Beaucoup d’enfants se brûlent quand ils sont petits, ici. C’est comme ça qu’étaient toutes les employées municipales. C’est comme ça qu’était celle qui aurait dû lui mettre le tampon, Quand mon père eut 21 ans et qu’il revint du Sud. Une femme grosse, noire et brûlée de soleil, Qui oublia de lui mettre un tampon. Mon père a emménagé seul. Moi je vais vivre seul. Il faut que je nettoie maintenant. Les couteaux de la pêche, je nettoie ça… Ils sont tout rouillés. Je nettoie les couteaux. Avant c’est la Vicenta qui nettoyait. Elle venait et elle nettoyait. Elle nettoyait mes affaires. Elle aime les choses propres, la Vicenta. Je préfère que les choses soient propres, elle disait. La Vicenta rangeait tout dans des tiroirs. J’y mets les choses les plus petites : des grandes cuillères à soupe, à dessert, à café. J’aime bien les cuillères. J’y mets les hameçons de pêche de Rodríguez. La Vicenta, c’est la femme de Rodríguez. Rodríguez est son homme chéri. Ils sont pour la mer et la rivière, les hameçons. Moi je ne vais jamais à la mer. Ça fait des années que je n’y vais pas. Mais il y a des hameçons, disait Rodríguez. Je me suis rendu compte que les habitu- des changeaient, dit la Vicenta. C’est à cause du changement des habitudes. Qu’on se rend compte des années qui passent. Rodríguez prend du poids et en perd, le temps passe. Un jour mon père décide de s’en aller dans la montagne. Avant de m’en aller, j’ai vu la Vicenta sur les marches de l’église. J’ai rebroussé chemin, comme pour lui dire que je ne reviendrais pas. Copiant ses pas, Gauche et droite, simultanément. Simultanément avec elle. C’est ici que je garde les balles, dans ce tiroir. Des vieilles et des nouvelles balles. Il y a des vieilles qui servent encore, et d’autres non. Il y a des balles pour des armes et des calibres différents. Rodríguez ne va plus à la chasse, il est malade. Moi j’aime chasser. Sur les escaliers du Sacré-Cœur, je l’ai vue. C’est un escalier énorme, elle allait prier pour Rodríguez, pour qu’il repose en paix, il était mort peu de temps avant, et la Vicenta lui adressait des prières pour qu’il ne l’oublie pas. Elle est très fréquentée les week-ends, l’église, et donc elle ne m’a pas vu. Je fais marche arrière, je me cogne contre tout ce que je peux. Vicenta, je pars dans la montagne, voilà ce que je veux lui dire. Deux mètres, un mètre, cinquante centimètres. Elle ne se rend pas compte de ma présence, à cause du vent. Le vent doit emporter mon odeur vers l’arrière. Je sens les nouilles à la tomate, qu’elle dit. Elle ne se rend pas compte. Elle marche lentement, porte une sacoche, sûre- ment avec des vêtements à recoudre. L’escalier est long. Épuisant. La Vicenta et moi. Elle ne me voit pas, je ne lui dis rien, et je ne la revois jamais. C’est ici que je mets les armes, dans ces tiroirs. Je n’en ai pas beau- coup. Les nécessaires. J’ai toujours le mode d’emploi. Un homme disparaît. Ils parlaient de perversion. Et de l’ab- surde. Délinquance maritale. Quand un fait affecte l’esprit. Avec tant de force cela vaut la peine de cesser d’y penser. Dit un article dans un journal. Ils parlent de moi. J’ai abandonné ma femme, mon fils, ma vieille mère et je suis venu dans la montagne. Dans les tiroirs de la Vicenta, Des choses moins précises, Hmmm, je ne sais ce qu’elles sont au juste. Ce sont des choses que je ne comprends pas bien Des photos, je ne comprends pas les photos, Je ne sais pas quelle sorte de choses sont les photos. J’ai oublié qui m’a pris en photo. […]
Avec Norman c’est comme normal, à une lettre près, Clément Thirion, jeune metteur en scène belge, signe sa première production…