La maison des artistes vivants. Le Teatro Nacional Argentino – Teatro Cervantes : première saison d’un renouveau 

Théâtre
Réflexion
Portrait

La maison des artistes vivants. Le Teatro Nacional Argentino – Teatro Cervantes : première saison d’un renouveau 

Le 9 Avr 2019
Eva Perón de Copi, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo, 2017. Photo TNA-TC.
Eva Perón de Copi, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo, 2017. Photo TNA-TC.

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Eva Perón de Copi, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo, 2017. Photo TNA-TC.
Eva Perón de Copi, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo, 2017. Photo TNA-TC.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 137 - Noticias argentinas - Perspectives sur la scène contemporaine argentine
137

Un théâtre n’est pas qu’un édi­fice, mais sa porte d’entrée doit avoir une exis­tence con­crète. Ce fut très clair depuis le début du man­dat d’Alejandro Tan­tan­ian (auteur, acteur, chanteur, régis­seur, tra­duc­teur, met­teur en scène, péd­a­gogue et respon­s­able de struc­tures cul­turelles) comme directeur général et artis­tique du Teatro Cer­vantes début 2017. Il a voulu ren­dre immé­di­ate­ment vis­i­ble cet édi­fice fondé en 1921 et qui, pen­dant plus de dix ans, était caché der­rière les échafaudages de l’avenue Cór­do­ba, en plein cen­tre de Buenos Aires.

Ce « mon­u­ment de beauté à la gloire de l’art espag­nol », comme l’avait souhaité le cou­ple d’acteur María Guer­rero et Fer­nan­do Díaz de Men­doza au moment d’en com­man­der la con­struc­tion, repro­duit le style des cou­vents, chapelles et palais emblé­ma­tiques d’Espagne. Pour des raisons finan­cières, cinq ans plus tard, en 1926, le théâtre a rejoint le pat­ri­moine de l’État, devenant le seul théâtre nation­al du pays. Jusqu’à aujourd’ hui.

À par­tir de là, toutes les direc­tions se sont con­fron­tées au même para­doxe : un théâtre nation­al argentin dont le nom rend hom­mage à un auteur du siè­cle d’or espag­nol. À « Teatro Cer­vantes » s’est ajoutée aujourd’ hui l’appellation « Teatro Nacional Argenti­no ». Ceci implique de repenser la fil­i­a­tion de cet espace sur beau­coup d’aspects. Décon­stru­ire la nomen­cla­ture tout en tâchant de con­serv­er ce qu’il a été, puisque dans ce reflet gît toute l’histoire de l’édifice, ces manières hétéro­clites de con­cevoir le théâtre local à par­tir de l’institution elle-même.

La ligne graphique en bleu clair, rouge, sable et noir – et ses décli­naisons dans toutes les affich­es des pièces, les livres, les brochures, les bibles et les cam­pagnes pub­lic­i­taires, avec ses let­tres inclinées à la manière de l’avant-garde russe, le tout conçu par le design­er Martín Gor­ri­cho – fig­ure comme une déc­la­ra­tion de principe pour tous ceux qui en passent désor­mais la porte : « Dans ce lieu, nous relevons le défi d’un théâtre qui pense le pays auquel il appar­tient. Un théâtre qui soit une caisse de réso­nance des con­flits esthé­tiques et soci­aux du présent. » Le geste promet­tait déjà la qual­ité, l’excellence et la con­ti­nu­ité que la pro­gram­ma­tion (34 pro­duc­tions qui ont réu­ni sur la même péri­ode des artistes comme Rafael Spregel­burd, Mar­ilú Mari­ni, Ricar­do Bartís, Fed­eri­co León, Ale­jan­dra Flech­n­er, Romi­na Paula, Mir­ta Bus­nel­li…) a con­fir­mées après un an de ges­tion de la part de Tan­tan­ian, accom­pa­g­né d’une équipe pluridis­ci­plinaire for­mée par Oria Pup­po, Rubén Szuch­mach­er, Ariel Farace, Car­los Gamer­ro y Gabriela Mas­suh.

La trans­for­ma­tion du théâtre a été rad­i­cale. Cela ne s’est pas pro­duit du jour au lende­main, mais d’une pièce à l’autre, d’un artiste au suiv­ant : un engage­ment artis­tique et poli­tique s’est pro­gres­sive­ment incar­né. Qu’est-ce qu’un théâtre nation­al ? Que devrait-il être ? « Le théâtre qui se fait dans le pays ou qui est per­ti­nent pour ce pays et qui peut con­tribuer à agiter ou trans­former le pays, […] qui se pro­pose de devenir la mai­son des artistes vivants, un lieu où ils puis­sent travail­ler à par­tir de l’expérimentation, le défi, le risque et l’erreur… », affir­mait Tan­tan­ian lors de la con­férence de presse inau­gu­rale de son man­dat. Un espace iden­ti­fi­able avec une esthé­tique con­crète, loin d’une pos­ture solen­nelle, sur laque­lle s’appuyer pour fonder des propo­si­tions nou­velles. Des œuvres pour les Argentins vivants. Des auteurs vivants. Des pro­gram­ma­teurs vivants. Des spec­ta­teurs vivants.

Des risques et autres entêtements : 
porter à la scène des auteurs vierges 
du théâtre national

Un des points forts de la pro­gram­ma­tion de la pre­mière sai­son a été d’y inclure dès le début des auteurs emblé­ma­tiques de l’idiosyncrasie théâ­trale argen­tine, aupar­a­vant ignorés par cette insti­tu­tion : le marathon de lec­tures du grand Eduar­do « Tato » Pavlovsky, qui a ouvert une aire de lib­erté au cours des années 1980, la décen­nie la plus agitée de notre pays ; Rafael Spregel­burd et la clô­ture de son Hep­ta­lo­gie de Hierony­mus Bosch, sept pièces écrites de 1996 à 2008 à par­tir des sept péchés cap­i­taux ; trois œuvres de Copi, auteur exces­sif, tirées de sa péri­ode la plus poli­tique par son impli­ca­tion mil­i­tante au Front Homo­sex­uel d’Action Révo­lu­tion­naire ; un lab­o­ra­toire de créa­tion avec Ricar­do Bartís, le met­teur en scène le plus exigeant du « théâtre alter­natif » (comme il le définit lui-même, en oppo­si­tion au théâtre com­mer­cial ou insti­tu­tion­nel).

La pre­mière étape a été cette Inté­grale Pavlovsky, qui a provo­qué une sorte d’exorcisme. Les vers poli­tiques du dra­maturge, éparpil­lés dans tous les recoins du théâtre, invo­quant ses per­son­nages et aus­si « Tato » lui-même et sa gestuelle énorme, comme acte inau­gur­al. Ce fut la meilleure manière de fonder une nou­velle ère : de 11 h à 23 h, toute la vorac­ité scénique de Pavlovsky ancrée dans les poumons de plus de 90 artistes, le théâtre occupé dans tous ses espaces. Lit­térale­ment. Des spec­ta­teurs con­quis devant le sor­tilège de la parole proférée dans les grandes salles mais aus­si dans les espaces de répéti­tion, les loges, la can­tine, les couloirs. On n’avait jamais vu ça aupar­a­vant : une colonne inter­minable de per­son­nes venant voir ce qui se pas­sait là, de tous âges, les rideaux de scène imprimés dans le fond des yeux.

Écrite en 2008, L’Entêtement a atten­du dix ans avant d’être mise en scène dans le pays qui lui avait pour­tant accordé le Prix Nation­al d’écriture dra­ma­tique. La dernière des sept œuvres qui for­ment la débor­dante Hep­ta­lo­gie de Rafael Spregel­burd a ouvert la sai­son : un mélo­drame baroque démesuré de plus de trois heures, avec treize acteurs en con­stante agi­ta­tion. Un risque artis­tique de cette enver­gure est exacte­ment ce que le théâtre com­mer­cial ne peut se per­me­t­tre, et ce que le théâtre indépen­dant n’a pas les moyens d’affronter. Référence du théâtre indépen­dant avec un ensem­ble impor­tant de pièces aus­si intel­li­gentes que déli­rantes, L’Entêtement est une his­toire démente qui se décline en trois par­ties, trai­tant de la tur­bu­lente stratégie de refon­da­tion de la pro­priété ter­ri­enne pen­dant la guerre civile espag­nole, avec d’innombrables trames simul­tanées et con­flictuelles dignes de Spregel­burd, à la manière d’une réal­ité par­al­lèle. Une scéno­gra­phie tour­nante per­met de mon­tr­er, selon le moment, l’endroit et l’envers, le pub­lic et le privé, l’intime et l’extérieur. Comme avec Bosch, il ne s’agit pas de savoir seule­ment qui racon­te l’histoire mais aus­si d’où on la regarde, pour com­pléter l’œuvre.

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Teatro Nacional Argentino
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Écrit par Ivana Soto
Ivana Soto (1989) est diplômée en Sci­ences de la Com­mu­ni­ca­tion de l’Université de Buenos Aires (UBA), avec un...Plus d'info
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