La comédienne Sara Louis joue dans Lettres jamais écrites du 9 au 11 mars 2020 aux Gémeaux. Elle est par ailleurs membre du collectif F71, qui réunit depuis 2004, cinq comédiennes, metteures en scène, auteures : Stéphanie Farison, Emmanuelle Lafon, Sara Louis, Lucie Nicolas, Sabrina Baldassarra un temps puis Lucie Valon, accompagnées par Gwendoline Langlois, administratrice de production.
Comment définissez-vous votre travail ?
Ce qui caractérise notre travail, c’est l’interrogation du réel, l’usage de matériaux dramaturgiques diversifiés pour construire une écriture scénique. Le collectif F71 s’est d’abord appuyé sur l’œuvre et la figure du philosophe Michel Foucault pour construire une première série de spectacles puis s’en est éloigné pour explorer d’autres thèmes, outillées de ce regard qu’il nous a transmis. Cette démarche questionne nos systèmes de pensée, nos intuitions, déplace nos points de vue, nos manières de faire, d’agir, nos habitudes… C’est un espace où engager notre appréhension du monde, sensible et politique, depuis notre place de comédiennes et/ou de metteures en scène, et au moyen de notre outil exclusif : le théâtre. Porter ce travail sur scène, c’est étendre cette expérience au public, proposer aux spectateurs d’en faire usage avec nous.
Quelques-unes des créations du collectif F71 : Foucault 71 (Prix du Jury Professionnel Impatience) / La Prison / Qui suis-je, maintenant ? / Notre corps utopique / Mon petit corps utopique / Conférence contrariée / What are you rebelling against Johnny ? / Sandwich, concert plastique / Noire, roman graphique théâtral / SongBook …
« C’est que nos différences nous desservaient, mais nous servaient encore plus. Nous n’avons jamais eu le même rythme. Félix me reprochait de ne pas réagir aux lettres qu’il m’envoyait : c’est que je n’étais pas en mesure, sur le moment. Je n’étais capable de m’en servir que plus tard, un ou deux mois après, quand Félix était passé ailleurs. Et dans nos réunions, nous ne parlions jamais ensemble : l’un parlait, et l’autre écoutait. Je ne lâchais pas Félix, même quand il en avait assez, mais Félix me poursuivait, même quand je n’en pouvais plus. Peu à peu, un concept prenait une existence autonome, que nous continuions parfois à comprendre de manière différente (par exemple nous n’avons jamais compris de la même façon le « corps sans organes »). Jamais le travail à deux n’a été une uniformisation, mais plutôt une prolifération, une accumulation de bifurcations, un rhizome. Je pourrais dire à qui revient l’origine de tel ou tel thème, de telle ou telle notion : selon moi, Félix avait de véritables éclairs, et moi, j’étais une sorte de paratonnerre, j’enfouissais dans la terre, pour que ça renaisse autrement, mais Félix reprenait, etc., et ainsi nous avancions. »
Gilles Deleuze, Lettre à Kuniichi Uno, (à propos de son travail avec Félix Guattari), 25 juillet 1984
Qu’est-ce que vous faites ensemble ?
Nous cheminons ensemble, depuis longtemps, en parallèle de nos vies professionnelles indépendantes et de nos vies personnelles. Le collectif F71 s’est d’abord appuyé sur l’œuvre et la pensée du philosophe Michel Foucault pour construire une première trilogie : Foucault 71, La Prison, Qui suis-je maintenant ?, puis Notre Corps Utopique. Depuis, nous travaillons à faire du théâtre à partir de cette « exaspération de notre sensibilité de tous les jours », que nous y avons puisée.
Nos créations croisent et invitent d’autres disciplines à se mêler au théâtre de manière hybride. Art plastique, marionnette ou manipulation au sens large, projections, musique et travail sonores contribuent pleinement à nos dramaturgies. Nos outils sont volontairement simples et artisanaux, à l’opposé d’une technologie écrasante. Rétroprojecteurs à transparents, pinceaux et encre de chine, pédale de boucle, objets lumineux sont à disposition des interprètes qui s’en emparent pour construire narration et situations à vue, devant les spectateurs.
Nous travaillons aussi dans des prisons, dans des lycées, des collèges, ou des conservatoires. En amont et en aval, nos productions intègrent une constellation de propositions artistiques, appelées communément “actions culturelles”. Ces expérimentations sont constitutives de notre travail ensemble. Ateliers, expositions, projections, rencontres, projets participatifs, petites formes, stimulent et accompagnent la création. La représentation n’est pas close sur elle-même, mais inscrite dans un temps et un espace plus larges qui ne sont plus seulement les nôtres. Nous voyons cette démarche comme le véritable carburant d’une machine qui fait avancer ensemble public et artistes.
Le fonctionnement de notre collectif a évolué avec le temps. Nous ne réalisons plus de créations toutes ensemble en ce moment et les spectacles ne sont pas tous directement liés aux écrits de Foucault, mais nous retrouvons, dans tous nos travaux, la trace de ce qui nous a constituées en collectif : la pensée de Foucault, une certaine façon de faire du théâtre, une grammaire commune. Nous continuons de nous passer de mains en mains, ces gestes foucaldiens, qui peuvent s’appliquer à nos pratiques d’interprètes et de metteures en scène. L’expérience collective de nos précédents spectacles et de notre mode de création, fait aujourd’hui le socle de notre identité esthétique et dramaturgique.
Nous continuons à nous réunir, plus ou moins régulièrement selon les périodes, pour jouer nos spectacles, parler, faire circuler les projets, nous rigolons beaucoup aussi ! Nous tenons à ce que le collectif reste un outil mouvant, adapté à nos besoins, en termes de production, mais aussi d’échanges artistiques, de conseil et regard partagé, nous en interrogeons encore le fonctionnement.
Comment vous êtes-vous trouvées ?
Il y a une quinzaine d’années, nous nous retrouvions régulièrement au Comité de lecture du JTN (Jeune Théâtre National*). C’était un groupe informel, formé d’une trentaine d’acteurs ; il existe encore aujourd’hui. Se réunissait qui voulait, qui était libre, qui avait un intérêt pour ceci ou cela, autour de textes contemporains, de projets libres initiés par les comédiens du JTN ou répondant à des commandes extérieures.
Un jour l’historien Philippe Artières est arrivé et nous a soufflé l’idée de travailler sur Michel Foucault. Nous étions en 2004, on allait fêter les 20 ans de la mort du philosophe et Philippe Artières cherchait des personnes qui avaient envie de s’emparer des textes de Michel Foucault. L’idée était de proposer une soirée hors d’un cadre institutionnel, en parallèle du festival d’Automne où se tenait par ailleurs plusieurs manifestations consacrées à Foucault (le plasticien Thomas Hirschhorn exposait ses 24h Foucault au Palais de Tokyo, Jean Jourdheuil présentait choses dites, choses vues à la Bastille…).
Nous étions cinq femmes à nous réunir depuis plusieurs mois avec l’envie de penser et d’élaborer quelque chose ensemble, et avons répondu à cet appel. Aucune d’entre nous ne connaissait vraiment Michel Foucault. Nous avons donc consacré un été à lire Foucault, notamment Dits et Écrits… Et ce fut, pour chacune d’entre nous, une véritable révélation. C’était une année mouvementée politiquement, 2003, annulation du festival d’Avignon, ce contexte était particulièrement propice à cette rencontre.
Nous avons découvert des textes très actuels, bien qu’écrits il y a 30 ou 40 ans, des textes qui nous parlaient vraiment du monde d’aujourd’hui et surtout de la manière d’y réfléchir en commun. Foucault participait ou initiait plusieurs collectifs, il co-signait de nombreux articles avec d’autres penseurs de son époque.
Le collectif F71 s’est donc formé de manière très empirique. Nous n’avions pas décidé en amont que nous serions un collectif. Le nom du “collectif F71” n’est d’ailleurs apparu qu’après notre premier spectacle : Foucault 71 et lorsque nous avons reçu le prix du jury de la 1ère édition du festival Impatience.
(*) Le Jeune Théâtre National est une institution dont la fonction est de faciliter l’insertion
professionnelle des élèves sortant des grandes écoles publiques françaises. Tous les élèves sortant de ces écoles en sont membres de droit pendant trois ans.
Que refusez-vous ? qu’affirmez-vous ?
Nous refusons de coucher avec les directeurs de théâtre pour être programmées !!! C’est à moitié une boutade et très dans l’air du temps… mais c’est une manière de dire qu’encore aujourd’hui, on s’aperçoit que la séduction reste une zone un peu floue et pourtant très opérante qui n’a malheureusement et assez souvent, pas grand chose à voir avec les sujets dont nous voudrions parler. De manière plus générale, nous refusons de plaire pour plaire et cela nous coûte parfois.
Nous refusons la simplification, le dogme, les idées à sens unique, le narcissisme, l’entre-soi. Nous sommes convaincues que le public est parfaitement capable de se représenter lui-même ce à quoi il est venu assister. Il n’a pas besoin que nous lui disions que penser. Nous affirmons la polysémie, l’ouverture des sens, la multiplicité des regards : les nôtres comme ceux du public. Nous affirmons la contradiction et la joie de penser à plusieurs.
Actuellement la période est compliquée pour les artistes. Femmes et hommes. Nous sommes parfois sommées de nous positionner face à telle ou telle affaire, tel ou tel propos politique. Nous avons aujourd’hui la quarantaine et avons assisté à la flambée des réseaux sociaux. Nous nous en sommes tenues éloignées pendant longtemps.
La rapidité de la circulation de l’information dresse des camps souvent binaires. Notre liberté d’artiste peut s’en trouver modifiée. Il faut rester aigües, tendues, précises sur la place que nous occupons et sur la liberté, qui doit être celle des artistes, de continuer à proposer des choses complexes. Il faut être très vigilantes pour maintenir la singularité de notre pensée. C’est à ce moment-là que notre expérience collective de l’oeuvre de Foucault nous aide. Il nous propose une optique différente : Observer et donner à observer, ne pas juger mais plutôt se demander pourquoi et par quelles successions d’étapes, les choses sont comme elles sont.
Quels sont vos objectifs ?