De très loin, de l’intérieur

De très loin, de l’intérieur

Le 28 Mai 1983
Bulle Ogier, Michael Lonsdale, Marie France dans Le Navire Night. Photo Nicolas Treatt
Bulle Ogier, Michael Lonsdale, Marie France dans Le Navire Night. Photo Nicolas Treatt

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Bulle Ogier, Michael Lonsdale, Marie France dans Le Navire Night. Photo Nicolas Treatt
Bulle Ogier, Michael Lonsdale, Marie France dans Le Navire Night. Photo Nicolas Treatt
Article publié pour le numéro
Marguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives ThéâtralesMarguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives Théâtrales
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Madeleine Renaud, Bulle Ogier dans L'Eden cinéma
Photo Nicolas Treatt
Madeleine Renaud, Bulle Ogi­er dans L’E­den ciné­ma. Pho­to Nico­las Treatt

Dans une cer­taine lit­téra­ture les « per­son­nages » sont avant tout typés, défi­nis par leur classe sociale, leur appar­te­nance poli­tique, leurs rap­ports famil­i­aux, sex­uels, etc., et ils ne par­leront que d’après ces don­nées.
Ce qui est impor­tant, au con­traire, en abor­dant l’écri­t­ure de Mar­guerite Duras, c’est de ne pas se pos­er la ques­tion « Qui par­le ? », mais de se pos­er la ques­tion « Qu’est-ce qui par­le ? », c’est-à-dire, quelle force, quelle pul­sion, quel désir, quel innom­mé s’ex­prime à tra­vers le relais des per­son­nes vis­i­bles, et aus­si, « D’où ça par­le ? ».
C’est très tôt que la phrase indi­recte ou pas­sive appa­raît dans l’écri­t­ure de Duras. Dans Mod­er­a­to cantabile, avant le chapitre VII, nous savions à qui nous avions affaire : le pro­fesseur de piano, l’en­fant, la patronne du bistrot, etc. Soudain, au chapitre VII ‑le chapitre du dîn­er- Anne Des­barèdes
n’est entourée que par des « on », « on » prend la place de ceux qui dînent avec elle, de toutes les gens de la mai­son : « à la cui­sine on dit»- « on répète»- « on rede­mande si elle n’est pas malade»- jusqu’au « On ne lui répon­dra pas » qui clôt le chapitre. Tout se passe comme si Mar­guerite Duras s’ef­forçait de s’éloign­er de plus en plus de ses«créatures » pour, au con­traire, les approcher davan­tage.
Cette dis­tance nous per­met de saisir ce qui autrement serait indi­ci­ble.
On passe au général. Il ne s’ag­it plus de ces con­vives-là, mais de beau­coup d’autres ; il ne s’ag­it pas seule­ment du désir entre Anne Des­barèdes et Chau­vin, mais de tout le désir. Soudain, au début de ce chapitre, Anne et Chau­vin per­dent eux aus­si leurs noms. « Le vent, ce soir, est du sud. Un homme rôde, boule­vard de la Mer. Une femme le sait. » Mme Des­barèdes et Chau­vin sont devenus« une femme »,« un homme », et cette brusque dépos­ses­sion de ce que nous croyions jusque là être leur iden­tité nous fait fris­son­ner : car soudain, quelque chose est frôlé du doigt : le désir, tous les désirs. Car le désir entre Anne Des­barèdes et Chau­vin est lui aus­si dépos­sédé, il ne résiste pas à la perte d’i­den­tité : est-ce bien leur désir qui nous est racon­té, ou le désir entre la femme assas­s­inée et son assas­sin ‑au tout début du roman — qui emprunte momen­tané­ment le corps de Chau­vin et d’Anne Des­barèdes pour con­tin­uer, fan­tô­ma­tique, à exis­ter… ?
C’est de plusieurs amours qu’on nous par­le, et aus­si de l’amour de la mère pour l’en­fant : on nous par­le de l’amour dans sa total­ité.
Cette pos­si­bil­ité à peine ébauchée-là, entre­vue, fugace, va devenir principe généra­teur. Peu à peu, le « sujet » se débar­rassera de toute anec­dote ; il est de plus en plus perçu comme un mag­ma, une« masse noire » sur­volée par des voix éloignées. Cette masse noire, les voix ten­teront de s’en approcher, ou, pas­sives, d’en refléter l’im­age, elles en seront les invis­i­bles représen­tants.
Ce change­ment de focale chez Mar­guerite Duras s’est opéré dans son œuvre théâ­trale entre Les via­ducs de la Seine-et-Oise et L’a­mante anglaise.
Un hia­tus a eu lieu. Un glisse­ment s’est fait. Pour les deux textes, c’est le même « sujet », un fait divers : le crime com­mis par Claire Lannes ; et, pour­tant, il s’est passé quelque chose qui les rend rad­i­cale­ment dif­férents.
Dans Les via­ducs… on restait telle­ment près de Claire Lannes qu’on en savait moins sur elle : notre savoir était encom­bré par des acces­soires : décor, cos­tumes, comé­di­ens qui« fig­u­raient » des per­son­nages. Dans L’a­mante anglaise, toute représen­ta­tion a dis­paru : l’in­ter­ro­ga­teur ‑ain­si nom­mé- n’est plus un per­son­nage : c’est quelqu’un, un « on » incar­né, tout sim­ple­ment la « ques­tion », le « ques­tion­nement » en marche ; de même, si nous ne voyons plus la salle du café ou l’ap­parte­ment des Lannes, nous n’en sommes pas moins au plus près de Claire et de Pierre Lannes, mais aus­si au plus près de ce-qui-ne-peut-pas-être-dit, et avec Claire Lannes nous avons des pen­sées “sur« la nour­ri­t­ure, la poli­tique, l’eau, sur l’eau, les lacs froids, les fonds des lacs, les lacs du fond des lacs, sur l’eau qui boit, qui prend, qui se ferme, sur cette chose-là, l’eau, beau­coup, sur les bêtes qui se traî­nent sans répit, sans mains, sur ce qui va et vient…»
Ce n’est plus un fait divers qui nous est racon­té, mais la folie peut-être, la fin d’un monde aus­si ou le com­mence­ment d’un autre…
Pierre Lannes, ce n’est pas seule­ment « ce mari-là », mais toute une cul­ture apprise, une manière de vivre, un aveu­gle­ment, un silence de mort com­muns à des mil­liers d’hommes. Et la comé­di­enne qui est là devant nous, sans rien de théâ­tral, n’est plus là en tant que« Claire Lannes », encore moins en tant que son« dou­ble » ou sa« représen­ta­tion », mais en tant qu’an­tenne, transmetteur­ émet­teur d’un très haut mal, de la sépa­ra­tion, d’un grouille­ment qui rampe, très loin et trèspro­fond, dedans, mais qui pousse peut-être vers quelque chose…
Et la sup­pres­sion du « théâtre » le fait renaître dans son essence.
Au ciné­ma, refus de la « représen­ta­tion » encore : La femme du Gange et lndia song. Dans ces deux films les comé­di­ens n’in­car­nent nulle his­toire : ils balisent un réc­it, ils sont là en tant que « repères ». Ce que nous savons d’essen­tiel nous est appris par des voix« étrangères » à l’écran. Rien n’est vu que des images qui ne sont cen­sées ren­dre compte d’au­cune réal­ité.
Autrement dit : « voici des couleurs, une vision, un canevas ; imag­inez votre tableau. »
Car si la syn­taxe durassi­enne est « pas­sive » ou « indi­recte », le spec­ta­teur, lui, doit s’ac­tiv­er : l’écrit ‑qu’il soit vu, lu ou enten­du c’est la même chose — est acte, mou­ve­ment, et c’est en lisant que l’écrit se fait.

L' Eden cinéma. Photo R. Nusimovici.
L’ Eden ciné­ma. Pho­to R. Nusi­movi­ci.

Dans lndia song, la pho­togra­phie d’Anne-Marie Stret­ter que nous voyons sur un meu­ble n’est pas celle de l’ac­trice qui« joue » Anne-Marie Stret­ter, et par ailleurs cette actrice ne par­le pas en son direct. Un tra­vail est à faire à par­tir d’élé­ments épars : une image (la comé­di­enne), une autre image (la pho­to), ce qu’on dit d’elle (les voix), mais aus­si des mélodies, des tach­es de couleur, la masse som­bre d’une bâtisse, le fouil­lis vert d’un jardin.
A par­tir d’lndia song — et dans les œuvres qui suiv­ront- les voix seront au dehors, ou au dedans, mais jamais incar­nées. Les corps à leur tour
se dédou­bleront, se mul­ti­pli­eront, s’é­parpilleront comme des éclats de lumière voy­ageant dans la nuit som­bre d’un désir, d’un dés­espoir.
Ain­si, dans L’E­den-ciné­ma, Suzanne était deux : une voix, un corps par­fois muet, par­fois doué de parole ; Joseph était une voix, mais aus­si un corps, et ce que nous savions de la Mère de Joseph et de Suzanne nous le savions à tra­vers d’autres voix, plurielles.
Lam­beaux, bribes, trans­parences.
La super­po­si­tion de ces élé­ments éparpil­lés mais répéti­tifs nous emmène très loin : l’im­age se forme dans la nuit de notre imag­i­naire, pas fixée et définie à jamais par une représen­ta­tion, mais tou­jours en mou­ve­ment, aux con­tours impr’é­cis. Une alchimie min­i­mal­iste s’opère : avec des voix loin­taines, des affir­ma­tions con­tred­ites, des images entr’aperçues, nous voilà en pos­ses­sion d’un univers inépuis­able, sans lim­ites, où nous pou­vons nous inve­stir, et plus grand sera notre investisse­ment, plus vastes seront les domaines de notre savoir, de notre con­nais­sance.
Penser aus­si aux dis­ques qu’on utilise aux Beaux-Arts ; la couleur n’est pas toute prête, en tube. Mais avec deux couleurs pri­maires ‑rouge, bleu — je suis en pos­ses­sion de toutes les nuances du vio­let.

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