Un autre cinéma

Un autre cinéma

Le 25 Mai 1983
Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig) et Michael Richardson (Mathieu Carrière) dans lndia song Photos Jean Mascolo

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Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig) et Michael Richardson (Mathieu Carrière) dans lndia song Photos Jean Mascolo
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Marguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives ThéâtralesMarguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives Théâtrales
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Le ciné­ma de Mar­guerite Duras pose beau­coup de ques­tions. De toute évi­dence, c’est un ciné­ma qui rompt avec le ciné­ma courant et qui rompt de façon délibérée, sou­vent provo­cante. Ce n’est pas pour autant un ciné­ma expéri­men­tal. Il affirme une con­cep­tion du ciné­ma qui, à en croire son auteur, est le vrai ciné­ma, « le ciné­ma dif­férent ». Plus exacte­ment, Mar­guerite Duras juge que presque tout le ciné­ma fait fausse route, qu’il répète depuis tou­jours un même ciné­ma, celui que deman­dent des spec­ta­teurs qu’il a abu­sive­ment for­més, c’est-à-dire dévoyés. Cepen­dant elle admet d’autres voies que celle qu’elle a choisie. Par exem­ple, elle admire les films de Bres­son, Ordet de Drey­er, les films muets de Chap­lin (“cette dimen­sion du muet, on ne l’a jamais atteinte dans le par­lant”).

D’autre part, Mar­guerite Duras est cinéaste et écrivain. Cas rare (Cocteau, Robbe-Gril­let), si j’é­carte les cinéastes, tel Eisen­stein, qui ont d’abord écrit sur leur art.

Quelques-uns de ses écrits ont été “portés à l’écran” ‑comme on dit par d’autres, puis par elle-même ; mais d’autres écrits for­ment la struc­ture même du film.

Mar­guerite Duras a plus d’une fois défi­ni son pro­pos. Peut-être ne l’a-t-elle jamais fait plus claire­ment que dans Les yeux verts, numéro spé­cial des Cahiers du Ciné­ma qu’elle a rédigé de bout en bout :

Quand je fais du ciné­ma, j’écris, j’écris sur l’im­age, sur ce qu’elle devrait représen­ter, sur mes doutes quant à sa nature. J’écris sur le sens qu’elle devrait avoir. Le choix de l’im­age qui se fait ensuite, c’est une con­séquence de cet écrit. L’écrit du film-pour moi c’est le ciné­ma. En principe un script est fait pour un après ». Un texte, non. Ici, quant à moi, c’est le con­traire.

Cepen­dant cet idéal elle l’a atteint de façon dif­férente selon les films.

India song, que beau­coup con­sid­èrent comme l’œu­vre la plus par­faite de Mar­guerite Duras, ren­voie sans doute au roman inti­t­ulé Le vice-con­sul, mais ce n’en est pas l’adap­ta­tion ciné­matographique : c’est “un étage sup­plé­men­taire”. Tourné en 1975, le film se fonde, comme La femme du Gange, tourné en 1973, sur des voix extérieures au réc­it en l’oc­curence deux voix de femmes, deux voix d’hommes. Sauf excep­tion, les per­son­nages qui se trou­vent dans le champ de la caméra ne par­lent pas, je veux dire qu’ils n’ou­vrent pas la bouche. Ce sont les voix off qui nous appren­nent ce qu’ils dis­ent. Ces voix de réc­i­tants ont une autre fonc­tion. Comme le chœur antique, elles racon­tent ou elles décrivent.

Exem­ples.

Nous décou­vrons un vaste salon. Nous enten­dons presque inces­sam­ment ” un air d’en­tre les deux guer­res “. Dansent Anne-Marie Stret­ter et Michael Richard­son les amants (Del­phine Seyrig et Math­ieu Car­rière).

Voix 1 :

L’am­bas­sade de France aux Indes…

Voix 2 : Oui.

Temps

Voix 1 : Cette rumeur, le Gange…?

Voix 2 : Oui.

Temps

Voix 1 : Cette lumière ?

Voix 2 : La mous­son.

Voix 1 : Aucun vent…

Voix 2 (con­tin­ue): elle va crev­er vers le Ben­gale…

Voix 1 : Cette pous­sière ?

Voix 2 : Cen­tre de Cal­cut­ta.

Silence

Voix 1 : Il y a comme une odeur de fleur…?

Voix 2 : La lèpre

Voix 2 : Je vous aime jusqu’à ne plus voir ne plus enten­dre. Mourir…

Ou encore. Nous voyons un parc, des courts de ten­nis et, con­tre un gril­lage, une bicy­clette de femme. Sur­git un homme habil­lé de blanc qui s’ap­proche de la bicy­clette.

Voix 1 : Les ten­nis, déserts…

Voix 2 : La bicy­clette rouge d’Anne-Marie Stret­ter.

Silence

Idia song.
India song.

Voix 2 : … Vient chaque nuit…

Temps

Voix 1 : Le vice-con­sul de France à Lahore…

Voix 2 :

Silence

Oui.

… En dis­grâce à Cal­cut­ta…

J’ai dit qu’il y a des excep­tions au principe des voix off. Les con­ver­sa­tions que nous enten­dons directe­ment pren­nent sans faute un relief extra­or­di­naire.

Par exem­ple, quand, dansant ensem­ble, le vice-con­sul et Anne-Marie Stret­ter se par­lent d’une voix basse et vio­lente. (Le vice-con­sul, c’est Michel Lons­dale).

V.-consul : Je n’avais pas besoin de vous inviter à danser pour vous con­naître.

Et vous le savez

A.-M. S. : Je le sais.

Temps

V.-consul : Il est tout à fait inutile qu’on aille plus loin vous et moi. (Rire bref, ter­ri­ble). Nous n’avons rien à nous dire. Nous sommes les mêmes.

Temps

A.-M. S. : Je crois ce que vous venez de dire.

V.-consul : Les his­toires d’amour vous les vivez avec d’autres. Nous n’avons pas besoin de ça.

La voix du vice-con­sul se brise en un san­glot, elle se casse, il n’en est plus maître.

Je voulais con­naître l’odeur de vos cheveux, c’est ce qui vous explique que je …

Cet entremêle­ment de voix intérieures et extérieures, de voix priv­ilégiées, de voix sec­on­des, de voix enfouies, d’autre part de dis­cours directs et indi­rects va de pair avec la grande lenteur dans le déroule­ment des choses et la répéti­tion de ces choses à divers niveaux ; il fonc­tionne comme le songe et comme la mémoire.

Et l’im­age ? Le film compte peu de plans ou il en donne l’im­pres­sion. Dis­ons qu’il com­prend peu de lieux quand bien même ici et là il change les axes de vision. Cepen­dant cette appar­ente pau­vreté, jointe au chant d’India song et aux réc­i­tat­ifs du chœur, se traduit par son con­traire. L’im­age offre bien­tôt une grande richesse : nous la lisons et la relisons sans nous lass­er. Les per­son­nages, eux, glis­sent tels des auto­mates : lentes fig­ures foraines que redou­ble par­fois un miroir. Nous ne savons si l’his­toire a lieu devant nous, si elle a eu lieu voici longtemps, si elle est révolue ou si elle ressus­cite à l’in­fi­ni comme celle que racon­te L’in­ven­tion de Morel (d’Adol­fo Bioy Casarès). Nous sommes au cœur de l’é­mo­tion : cette émo­tion nous touche d’une main à la fois pro­fonde et légère. Nous tou­chons à la plus extrême vio­lence ‑au ter­ri­ble cri du vice-con­sul- grâce à la douceur des voix qui l’en­tourent, grâce au chant de la pau­vresse de Savan­nakhet. “Le vice-con­sul crie sur la place publique ce qui s’avoue tout bas.” Mar­guerite Duras pense non sans rai­son (comme elle l’ob­serve dans un de ses entre­tiens avec Xav­ière Gau­thi­er) qu’un cou­ple qui ferait l’amour en scène c’est moins vio­lent que si on vous dit quelqu’un que vous ne voyez pas : “ils sont en train de faire l’amour, là, tout à côté, là.”

India song, écrit Mar­guerite Duras, “se bâti­ra par le son et puis par la lumière.”

Gérard Depardieu, Marguerite Duras, Le camion
Gérard Depar­dieu, Mar­guerite Duras, Le camion

Son nom de Venise dans Cal­cut­ta désert, tourné en 1976, apporte la preuve par neuf que l’im­age et la parole sont tout à la fois liées et déliées.

Le film se sert inté­grale­ment de la bande son d’In­dia song, mais il assem­ble d’autres images ou il les assem­ble autrement. C’est la même his­toire et c’est une his­toire dif­férente. A la vérité, c’est l’his­toire d’Anne-Marie Stret­ter sous son nom de jeune fille : Anna-Maria Guar­di qui fai­sait de la musique à Venise.

Le camion (1977) opère un autre type de révo­lu­tion. C’est, jusqu’à présent, le film le plus har­di de Mar­guerite Duras.

En pre­mier lieu, il s’of­fre comme un pro­jet de film, lequel à mesure devient un film. Cepen­dant le principe d’une œuvre en train de se faire qui est l’œu­vre même n’est pas nou­veau : qu’on se sou­vi­enne de Paludes de Gide ou de Huit-et-demi de Felli­ni.

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