La vidéo est lumière – conversation intime

Entretien
Théâtre
Edito

La vidéo est lumière – conversation intime

Entretien avec Dominique Bruguière

Le 24 Juil 2020
Dialogues des Carmélites, mise en scène et vidéo Christophe Honoré, création à l’Opéra de Lyon, 2013. Photo Jean-Louis Fernandez.
Dialogues des Carmélites, mise en scène et vidéo Christophe Honoré, création à l’Opéra de Lyon, 2013. Photo Jean-Louis Fernandez.
Dialogues des Carmélites, mise en scène et vidéo Christophe Honoré, création à l’Opéra de Lyon, 2013. Photo Jean-Louis Fernandez.
Dialogues des Carmélites, mise en scène et vidéo Christophe Honoré, création à l’Opéra de Lyon, 2013. Photo Jean-Louis Fernandez.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 141 - Images en scène
141

Artiste au par­cours con­stel­lé de com­pagnon­nages – plus de quinze créa­tions avec Claude Régy entre 1984 et 2003, sept avec Patrice Chéreau depuis Le Temps et la Cham­bre en 1991 jusqu’à son dernier opéra Elek­traen 2013, une ving­taine avec Luc Bondy et autant avec Macha Makeï­eff et Jérôme Deschamps – Dominique Bruguière s’unit entière­ment à la recherche au long cours des met­teurs en scène avec lesquels elle tra­vaille tout en affir­mant sa pro­pre réflex­ion et sen­si­bil­ité. Elle développe, selon ses ter­mes, une lumière spa­tiale qu’elle expéri­mente dans des espaces scéniques épurés ou des décors mon­u­men­taux – l’occasion pour elle de penser égale­ment la lumière en lien avec les gestes artis­tiques de scéno­graphes tels Daniel Jean­neteau, Richard Peduzzi ou encore Alban Ho Van qu’elle retrou­ve année après année avec dif­férents met­teurs en scène.

Si elle a longtemps « échap­pé » au mariage du théâtre et de la vidéo, elle y porte d’autant plus d’attention lorsque la ren­con­tre a lieu. C’est donc naturelle­ment sur sa col­lab­o­ra­tion avec Christophe Hon­oré, qui a débuté en 2013 à l’occasion des Dia­logues­desCar­mélites, que nous inter­ro­geons les exi­gences, tech­niques et esthé­tiques qui s’imposent et qu’elle s’impose dans son champ de créa­tion lorsque le plateau accueille la dif­fu­sion d’images pré-filmées ou tournées en direct.

En tant que créa­trice lumière, quelles sont les con­traintes les plus man­i­festes lorsque tu abor­des un pro­jet de théâtre ou d’opéra qui intè­gre une pro­jec­tion vidéo ?

La vidéo est lumière. C’est une évi­dence que j’ai besoin de rap­pel­er, y com­pris pour moi-même. À ce titre elle entre dans mon champ de réflex­ion et de créa­tion, soit en con­cur­rence, soit en oppo­si­tion, soit en développe­ment. Je n’ai plus la même approche qu’il y a trois ans, lorsque j’écri- vais que : « sa présence n’entrerait pas en con­flit avec mon tra­vail et qu’au con­traire ces deux modes de représen­ta­tion s’accorderaient dans un même mou­ve­ment1 ». Je citais Pel­léas et Mélisande et Dia­logues des Car­mélites, deux mis­es en scène de Christophe Hon­oré, et il est vrai que le tête-à- tête entre ces deux formes y était doux et har- monieux. Depuis, j’ai été con­fron­tée à d’autres expéri­ences comme créa­trice mais aus­si comme spec­ta­trice, et ma per­cep­tion en a été mod­i­fiée.

De mon point de vue de créa­trice, plusieurs con­traintes se dessi­nent, en par­ti­c­uli­er pour la vidéo créée en direct durant la représen­ta­tion. Cette image filmée a besoin de ma lumière pour être réal­isée, et dans le même temps elle en pro­duit une autre. L’éclairement du plateau provient par con­séquent de deux orig­ines dif­férentes qui ne s’inscrivent pas néces­saire­ment dans la même logique. Ce dont a besoin une cap­ta­tion en ter­mes de lumi­nosité et de con­traste répond à des néces­sités tech­niques qui lui sont pro­pres. La ques­tion est donc de savoir si je peux main­tenir la com­po­si­tion lumineuse, sa struc­ture visuelle et sa tem­po­ral­ité telle que je la ressens, indépen­dam­ment des néces­sités de l’image filmique et au risque que cette dernière soit sur- ou sous-exposée. Dif­fi­cile d’imaginer que la lumière théâ­trale, recon­nue depuis peu dans sa spé­ci­ficité artis­tique, devi­enne un sim­ple out­il d’éclairage. Cepen­dant je m’aperçois que dans bien des pro­duc­tions, au théâtre comme à l’opéra, elle est entière­ment sub­or­don­née au tour­nage de la vidéo en direct, et qu’ainsi elle s’appauvrit en tant que forme artis­tique sin­gulière.

La deux­ième strate de dif­fi­cultés vient de ce que l’image pro­jetée génère elle-même une lumi­nosité qui n’est pas maîtris­able. Inévitable­ment, surtout lorsque son sup­port est un écran, elle se dif­fuse et inonde la scène dans son ensem­ble, m’obligeant à mod­el­er dif­férem­ment les inten­sités et les con­trastes afin de préserv­er les mys­tères du plateau. De même, il faut pro­téger l’image vidéo de toute pol­lu­tion lumineuse et brid­er la puis­sance des pro­jecteurs. Il y a comme une néces­sité de sépar­er physique­ment les deux univers pour les préserv­er l’un de l’autre, tout en main­tenant une esthé­tique et une dra­maturgie com­mune. Pour moi, qui con­sid­ère la lumière comme principe uni­fi­ca­teur de tous les élé­ments dra­maturgiques, visuels et émo­tion­nels d’un spec­ta­cle, ce cloi­son­nement vers lequel il faut ten­dre ne cesse de m’interroger.

Ta créa­tion de la lumière pour Tosca, mise en scène par Christophe Hon­oré, a été par­ti­c­ulière­ment exem­plaire dans le rap­port d’équilibre atteint entre présence au plateau et à l’écran. As-tu mené cette créa­tion comme un défi ?

Tosca est l’expérience récente qui m’a oblig­ée à pren­dre en compte tous ces paramètres et trou­ver une forme qui, je l’espère, a dépassé ces con­tra­dic­tions. L’espace scéno­graphique d’Alban Ho Van main­te­nait une dis­tance entre les sur­faces de pro­jec­tion placées en hau­teur et le plateau, lieu du jeu et du chant. Mon défi a été de priv­ilégi­er le plateau et de ne pas sub­or­don­ner la lumière aux impérat­ifs du tour­nage. La sur­face de pro­jec­tion est néces­saire­ment ce que le spec­ta­teur regarde en pre­mier, d’abord parce que sa lumi­nosité inter­cepte l’œil immé­di­ate­ment et peut le garder cap­tif, ensuite parce que les gros plans des vis­ages et des corps ont plus de « poids » que les vis­ages et les corps présents au plateau. Il y a un rap­port d’échelle qui, au pre­mier abord, ne leur est pas favor­able, les sil­hou­ettes parais­sent frêles et les vis­ages loin­tains. J’avais envie que, passés les pre­miers temps de fas­ci­na­tion pour l’image filmée, le spec­ta­teur puisse revenir à la forme théâ­trale qui se déroulait aus­si sous ses yeux, et la goûter comme telle y com­pris dans sa lumière spé­ci­fique. À l’intérieur de la propo­si­tion dra­maturgique et esthé­tique de Christophe Hon­oré, les deux formes pou­vaient se répon­dre à égal­ité et le regard cir­culer libre­ment. En somme, il s’agissait de main­tenir ou de sus­citer un rap­port de séduc­tion aus­si fort pour l’image théâ­trale que pour l’image filmée.

Il reste cepen­dant pour moi une ques­tion sans réponse en ce qui con­cerne les cap­ta­tions en direct – et cette Toscan’y a pas échap­pé – celle de la mul­ti­pli­ca­tion des points de vue. « Le point de vue » est le lieu d’où l’on voit, c’est-à-dire celui du spec­ta­teur, et donc celui d’où je créée la lumière. Les cadreurs qui déam­bu­lent sur scène ne sont pas à cette place, leurs points de vue sont néces­saire­ment dif­férents du mien et par con­séquent la lumière qu’ils fil­ment n’est pas tou­jours celle que néces­sit­erait le plan. J’ai fait le choix de priv­ilégi­er le regard du spec­ta­teur, d’autres au con­traire optent pour celui de la caméra, le débat mérite réflex­ion. En tout cas, les cadreurs de Tosca ont fait un tra­vail admirable compte tenu de la préémi­nence de mon « point de vue » sur le leur.

Pour toi qui développes depuis des années un tra­vail sur les vol­umes, en por­tant une grande atten­tion au décor, en quoi la présence d’un écran a pu mod­i­fi­er ton approche du vol­ume scénique ?

Tout dépend de la façon dont est pen­sée la scéno­gra­phie autour de la sur­face de pro­jec­tion et la nature de celle-ci : écran ou décor lui-même. La per­cep­tion du vol­ume sera dif­férente et ma façon de le traiter égale­ment. Quelle que soit l’image filmée – y com­pris l’ouverture sur un paysage à l’infini –, l’écran ferme l’espace et se révèle pour ce qu’il est, une paroi. À l’intérieur d’une image en trois dimen­sions qui est celle de la cage de scène, le sup­port filmique en deux dimen­sions cloi­sonne tout ou par­tie du vol­ume dans lequel il s’inscrit. Cette paroi mod­i­fie la per­cep­tion des pro­por­tions du décor, notam­ment sa pro­fondeur car sa lumi­nosité réduit visuelle­ment la dis­tance qui nous en sépare. C’est le con­tenu de l’image pro­jetée qui racon­te la pro­fondeur, non la pro­fondeur du plateau elle-même. Pour con­tre­bal­ancer cette sen­sa­tion d’aplatissement, il me faut inven­ter des zones d’ombres qui redonnent une dynamique à l’espace.

Catherine Malfitano et le chef Daniele Rustioni dans Tosca, mise en scène Christophe Honoré, vidéo Baptiste Klein et Christophe Honoré, création au Festival international d’Art
lyrique d’Aix-en Provence, 2019. Photo Jean-Louis Fernandez.
Cather­ine Mal­fi­tano et le chef Daniele Rus­tioni dans Tosca, mise en scène Christophe Hon­oré, vidéo Bap­tiste Klein et Christophe Hon­oré, créa­tion au Fes­ti­val inter­na­tion­al d’Art lyrique d’Aix-en Provence, 2019. Pho­to Jean-Louis Fer­nan­dez.

En revanche, la vidéo pro­jetée à même le décor émerge de son sup­port sans pour autant l’aplatir, d’autant que sa lumi­nosité est générale­ment moin­dre que la sur­face claire d’un écran. Je pense aux fines inter­ven­tions des images dans Anne-Marie la Beauté de Yas­mi­na Reza qui sem­blaient sour­dre des murs, sans en altér­er leur nature, ni leur agence­ment, ou au vis­age de Cather­ine Mal­fi­tano, pro­jeté sur le tulle du troisième acte de Tosca.

Dans ta recherche sur la « lumière naturelle » au théâtre, la vidéo entre-t-elle en con­flit avec ta créa­tion ?

Au théâtre si un acteur dit « il pleut » on le croit, même s’il n’y aucune représen­ta­tion de pluie à ce moment-là. La grande dif­férence entre théâtre et cinéma/vidéo est, comme l’on sait, la ques­tion du réal­isme. La « nature » filmée et pro­jetée dans une cage de scène est un choc qui peut soit détru­ire un réc­it théâ­tral s’il n’est pas aus­si fort que la représen­ta­tion pho­tographiée, soit au con­traire lui offrir un déploiement mer­veilleux. Dia­logues des Car­mélites de Fran­cis Poulenc mis en scène par Christophe Hon­oré en 2013 est resté comme un mod­èle de con­ver­sa­tion intime et har­monieuse entre, de part et d’autre d’une immense baie vit­rée, un plan fixe de la place de la République à Paris filmée à divers­es heures du jour et de la nuit, et ma lumière qui suiv­ait le cours de ce pas­sage du temps et ses vari­a­tions météorologiques. La lumière dans son arti­fi­cial­ité était le reflet naturel, le pro­longe­ment authen­tique de l’image filmée réal­iste.

Je dirais qu’un des défis du théâtre est là : être aus­si per­cu­tant dans l’évocation de la nature avec son vocab­u­laire fac­tice et frag­ile que l’image pro­jetée qui nous la délivre avec la force de son nat­u­ral­isme et de sa tech­nolo­gie.

  1. Penser la lumière, Dominique Bruguière, en col­lab­o­ra­tion avec Chan­tal Hurault, coll. Le Temps du théâtre, Actes Sud, 2017. ↩︎
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Écrit par Chantal Hurault
Doc­teure en études théâ­trales, Chan­tal Hurault a pub­lié un livre d’entretiens avec Dominique Bruguière, Penser la lumière (Actes...Plus d'info
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