Cartographie du théâtre brésilien de l’après-dictature militaire (1980 – 2020)

Théâtre
Réflexion

Cartographie du théâtre brésilien de l’après-dictature militaire (1980 – 2020)

Le 4 Juil 2021
José Celso Martinez Corrêa dans Para terminar com o Juízo de Deus, Teatro Oficina, São Paulo, 1996. Photo : João Caldas.
José Celso Martinez Corrêa dans Para terminar com o Juízo de Deus, Teatro Oficina, São Paulo, 1996. Photo : João Caldas.

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José Celso Martinez Corrêa dans Para terminar com o Juízo de Deus, Teatro Oficina, São Paulo, 1996. Photo : João Caldas.
José Celso Martinez Corrêa dans Para terminar com o Juízo de Deus, Teatro Oficina, São Paulo, 1996. Photo : João Caldas.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Le théâtre brésilien en 2020 reflète autant ses racines loin­taines du milieu du siè­cle passé qu’un mou­ve­ment d’épanouissement postérieur qui se pro­longe jusqu’à aujourd’hui. Ain­si, si l’on veut par­ler des quar­ante dernières années, suc­cé­dant à la fin du régime mil­i­taire (1964 – 1985), il faut élargir l’horizon et remon­ter aux années 1960 pour percevoir com­ment a pris forme, à par­tir de ce moment-là, et par cycles dis­tincts plus ou moins vertueux, une « scène brésili­enne ».

En effet, au cours des soix­ante dernières années, avec des avancées et des faux pas, des hauts et des bas, s’est clô­turé un grand arc his­torique dans lequel non seule­ment un proces­sus de mod­erni­sa­tion de la scène a trou­vé de manière tar­dive son aboutisse­ment, mais aus­si dans lequel s’est con­fig­urée, ultérieure­ment, une scène « post­mod­erne », suiv­ie encore par ce qu’on appelle aujourd’hui la « scène con­tem­po­raine ». Cet hypothé­tique cycle de plus grande ampleur servi­ra ici de grille de lec­ture à un sur­vol de l’histoire des quar­ante dernières années, illus­tré par quelques moments sig­ni­fi­cat­ifs choi­sis dans deux cycles moins longs, de deux décen­nies, analysés cha­cun selon leurs pro­pres enjeux.

Au cours des deux décen­nies qui ont précédé les quar­ante ans passés en revue ici, celles de 1960 et de 1970, il y eut un apogée, lors de la pre­mière, suiv­ie d’une déca­dence, dans la sec­onde, mais même cette dernière offre des références théâ­trales impor­tantes. Il s’agit d’ailleurs d’une péri­ode où le théâtre brésilien s’est fait con­naître inter­na­tionale­ment. Aux procédés mod­ernisants qui, depuis les années 1940, met­taient pro­gres­sive­ment la scène brésili­enne à la page, est venue s’ajouter une véri­ta­ble rad­i­cal­i­sa­tion mod­erniste, visant à combler la lacune la plus fla­grante du mod­ernisme brésilien qui était de n’avoir pro­posé, dans le domaine du théâtre des années 1920 et 1930, que des pro­jets inachevés et des ten­ta­tives ratées. Ain­si, con­sid­érée selon la per­spec­tive des mod­ernistes brésiliens des années 1920 – que ce soit dans la reven­di­ca­tion ferme de Mário de Andrade (1893 – 1945) : « le droit per­ma­nent à la recherche esthé­tique, la mise à jour de l’intelligence artis­tique brésili­enne, et la sta­bil­i­sa­tion d’une con­science créa­trice nationale1 », ou dans la con­clu­sion rad­i­cale d’Oswald de Andrade (1890 – 1954) : « seule l’anthropophagie nous unit2 » –, une scène pro­pre­ment brésili­enne n’aura vu le jour que dans les années 1960.

Tou­jours selon cette per­spec­tive, les deux événe­ments les plus impor­tants de ces deux décen­nies ont été, respec­tive­ment : O Rei da Vela (Le Roi de la chan­delle), en 1967, qui inau­gure un cycle de con­créti­sa­tion tar­dive du mod­ernisme théâ­tral au Brésil, et Macu­naí­ma, en 1978, qui le com­plète et, peut-on dire, le clôt. Tous les met­teurs en scène et les col­lec­tifs nés à par­tir des années 1980 ont pour référence ces deux piliers. Ils représen­tent le lien entre la généra­tion mod­erniste, inca­pable de con­stituer une scène d’une puis­sance com­pa­ra­ble au mou­ve­ment qu’elle a enclenché dans la lit­téra­ture, la musique et la pein­ture, et les généra­tions suiv­antes, qui déclineront ses con­tri­bu­tions et for­meront la scène con­tem­po­raine au Brésil.

La mise en scène de José Cel­so Mar­tinez Cor­rêa (plus couram­ment nom­mé Zé Cel­so) d’O Rei da Vela, pièce d’Oswald de Andrade écrite en 1933, avec le Teatro Ofic­i­na, con­cilie des formes pop­u­laires de théâ­tral­ité comme le cirque, le théâtre de revue et le car­naval, avec la tra­di­tion théâ­trale européenne adop­tée par le pre­mier cycle de mod­erni­sa­tion au cours des années 1940 et 1950, très influ­encé par les jeunes met­teurs en scène européens for­més selon les pré­ceptes de Jacques Copeau, et pour qui la recherche d’une « mise en scène brésili­enne » n’était pas une préoc­cu­pa­tion. Avec O Rei da Vela, Zé Cel­so a trou­vé le chemin d’un théâtre cri­tique, musi­cal et trans­gres­sif, car­ac­téris­tique et sin­guli­er, qui se dévelop­pera au long des cinquante années suiv­antes, comme on le ver­ra mieux à la fin de cet arti­cle.

Onze ans plus tard, Antunes Fil­ho (1929 – 2019) met en scène Macu­naí­ma, inspiré du roman de Mário de Andrade (1893 – 1945), l’œuvre la plus iconique du mod­ernisme lit­téraire brésilien. For­mé à l’école des met­teurs en scène européens qui avaient con­sti­tué le TBC (Théâtre Brésilien de Comédie) en 1948, Antunes Fil­ho devien­dra un pro­fes­sion­nel respec­té. Dans Macu­naí­ma, il réu­nit de jeunes artistes ama­teurs dans une dynamique de rup­ture avec le marché et de créa­tion d’un lan­gage scénique d’auteur, déjà résol­u­ment influ­encé par les échos d’un théâtre post­mod­erne nord-améri­cain (Robert Wil­son) et par ses cor­rélats européens. La mise en scène enchantera la cri­tique et toute une généra­tion de nou­veaux acteurs et met­teurs en scène de tout le pays, et sera régulière­ment accueil­lie pen­dant huit ans à l’étranger dans de nom­breux fes­ti­vals qui lui don­neront une réso­nance inter­na­tionale. Une poé­tique scénique « Pau Brasil, d’exportation »3, qui place Antunes par­mi les grands met­teurs en scène de l’époque. Son suc­cès amèn­era le SESC de São Paulo – une insti­tu­tion liée au secteur com­mer­cial et qui devien­dra au fil des décen­nies suiv­antes un parte­naire de plus en plus décisif pour la pro­duc­tion théâ­trale – à créer le Cen­tro de Pesquisa Teatral (CPT ; Cen­tre de recherche théâ­trale) qu’Antunes coor­don­nera jusqu’à sa mort.

  1. Mârio de Andrade, O movi­men­to mod­ernista, Rio de Janeiro, Casa do Estu­dante, 1942. ↩︎
  2. Oswald de Andrade, Man­i­festo Antropófa­go, São Paulo, Revis­tade Antropofa­gia, 1928. Cet extrait con­stitue la pre­mière par­tie de l’aphorisme ouvrant le Man­i­feste anthro­pophage dans lequel l’acte lit­téral de dévo­ra­tion de l’autre est pro­posé comme un mod­èle d’identité pour un pays comme le Brésil (il se réfère à ce pro­pos à la pre­mière « Dég­lu­ti­tion de l’Évêque Sar­dine » par les Indi­ens Tupi, geste exem­plaire d’un rap­port post­colo­nial orig­inel) mais aus­si uni­verselle­ment pour tous les indi­vidus. ↩︎
  3. Oswald de Andrade, Man­i­festo da Poe­sia Pau Brasil, São Paulo, Cor­reio da man­hã, 1924. Ce man­i­feste fait référence au bois-brésil qui était export. en Europe pour sa couleur, et qui en fait un mod­èle de sin­gu­lar­ité pour une poé­tique pro­pre­ment brésili­enne, car­ac­térisée par un mou­ve­ment d’exportation. ↩︎
  4. Sur Maria Alice Ver­gueiro, voir l’arti­cle d’Ana Weg­n­er dans ce numéro, pp. 26 – 31. ↩︎
  5. Sur la socio-économie et le finance­ment du théâtre au Brésil, voir les arti­cles de Manoel Sil­vestre Friques et Mar­i­ana Vaz de Camar­go dans les exten­sions numériques de ce numéro. ↩︎
  6. Sur ce groupe, voir l’arti­cle d’Evelise Mendes dans l’extension numérique de ce numéro. ↩︎
  7. Sur ce groupe, voir l’arti­cle de Marcela Moura dans l’extension numérique de ce numéro. ↩︎
  8. Voir à ce sujet l’arti­cle de Mar­i­ana Vaz de Camar­go dans les exten­sions numériques de ce numéro. ↩︎
  9. Au sujet de ces spec­ta­cles, voir l’arti­cle de Guil­laume Pinçon dans ce numéro, pp. 20 – 25. ↩︎
  10. Référence à la façon dont la com­pag­nie s’intitule elle-même en met­tant la let­tre r de Teatro entre par­en­thès­es : Teat®o. Elle cherche à désign­er ain­si sa pro­pre théâ­tral­ité, forte­ment basée sur la rela­tion aux autres, en par­ti­c­uli­er les spec­ta­teurs. Poly­sémique, Te-ato peut être traduit par « je t’attache à moi », sans toute­fois ren­dre compte de la lec­ture sub­stan­tive du mot ato : acte. ↩︎

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