Un pays en marche arrière

Performance
Parole d’artiste

Un pays en marche arrière

Le 30 Juil 2021
Marcha à Ré, Teatro da Vertigem, São Paulo : Avenida Paulista, 2020. Photo : Matheus José Maria.
Marcha à Ré, Teatro da Vertigem, São Paulo : Avenida Paulista, 2020. Photo : Matheus José Maria.

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Marcha à Ré, Teatro da Vertigem, São Paulo : Avenida Paulista, 2020. Photo : Matheus José Maria.
Marcha à Ré, Teatro da Vertigem, São Paulo : Avenida Paulista, 2020. Photo : Matheus José Maria.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Les raisons de la haine
J’habite à prox­im­ité de l’Avenida Paulista, à São Paulo, une des prin­ci­pales avenues de la ville, lieu iconique des man­i­fes­ta­tions poli­tiques. Depuis la fin du mois de mars, con­finé à la mai­son, en pleine pandémie, j’étais obligé d’entendre, presque tous les week-ends, les klax­ons et les voitures des sou­tiens de Bol­sonaro, protes­tant con­tre la dis­tan­ci­a­tion sociale, le port du masque, la fer­me­ture des com­merces, bref con­tre une pandémie qu’ils pre­naient pour une « petite grippe ». Il s’agissait des car­reatas1 bol­sonar­istes, un som­bre exem­ple du néga­tion­nisme sci­en­tifique qui com­mençait à pro­lifér­er simul­tané­ment à l’épidémie du Covid-19. Pen­dant ces pénibles week-ends, j’étais aus­si obligé d’entendre l’hymne nation­al venant de ces car­reatas, ampli­fié par des enceintes de mau­vaise qual­ité qui le dis­tor­daient plus qu’elles ne l’exaltaient. De la Paulista, j’entendais mugir ces féro­ces sol­dats avec leurs klax­ons. Je me suis tou­jours méfié des « signes patri­o­tiques » et de leur poli­tique iden­ti­taire-nation­al­iste, mais le fait de les voir là, bran­dis dans la plus impor­tante avenue de la ville au nom d’une cause géno­cidaire, me retour­nait l’estomac, m’enflammait les oreilles et la bile. Nous viv­ions l’accaparement de l’espace pub­lic par l’extrême droite brésili­enne.

Appel à la créa­tion en terre dévastée
Au début de 2019, le Teatro da Ver­tigem avait été invité, par Lisette Lagna­do et Augustín Pérez Rubio, à la 11e Bien­nale de Berlin pour y créer une per­for­mance publique lors de la semaine d’ouverture de l’événement. Un souhait, en par­ti­c­uli­er, avait été émis par la pro­gram­ma­trice : que l’un des artistes phares de l’édition soit le Brésilien Flávio de Car­val­ho (1899 – 1973). Même si ce n’était pas une con­trainte pour notre créa­tion – nous auri­ons tout à fait pu ne pas établir de dia­logue avec le tra­vail de Car­val­ho – nous avons eu envie de plonger dans son univers. Après quelques mois à étudi­er son œuvre, nous avons trou­vé le tra­vail qui nous intéres­sait le plus : l’Exper­iên­cia n° 2 (Expéri­ence n° 2, 1931). Il s’agissait à la fois d’un acte provo­ca­teur et d’une per­for­mance avant la let­tre, où l’artiste, por­tant une cas­quette verte sur la tête, mar­chait dans la direc­tion con­traire de celle d’une pro­ces­sion de Pen­tecôte. Nous ne savions pas encore, à ce moment-là, que l’idée de marcher en sens inverse de la masse – religieuse ou pro­to-fas­ciste – nous inspir­erait la car­rea­ta à rebours de Mar­cha à Ré (Marche arrière, 2020).

Coïn­ci­dence inat­ten­due ou glob­al­i­sa­tion de la foi
Lors d’une des recherch­es de ter­rain à Berlin, quelques mois après l’invitation reçue, j’ai décou­vert, par hasard, que la prin­ci­pale église de la Leopold­platz – au cen­tre du quarti­er de Wed­ding – avait été achetée par l’Igreja Uni­ver­sal do Reino de Deus (IURD – l’Église uni­verselle du roy­aume de dieu), une multi­na­tionale de la foi néo-pen­tecôtiste made in Brazil. Le pro­jet de leur grand leader, l’évêque Edir Mace­do, était d’en faire la matrice de l’IURD en Alle­magne. En décou­vrant ses inten­tions, la mairie de Berlin est entrée en procès con­tre l’évêque afin de récupér­er le bâti­ment. À ce moment-là, la sit­u­a­tion était encore trou­ble, en plein con­flit. À la sor­tie de ce tem­ple, j’ai pen­sé avec tristesse : est-ce bien ça le nou­veau pro­duit for export du Brésil, celui qui traduirait le mieux la mon­tée des forces fon­da­men­tal­istes religieuses dans le pays ?

Une expédi­tion non mis­sion­naire
Pos­si­ble­ment inspiré par l’attitude expédi­tion­naire de Flávio de Car­val­ho – man­i­feste, par exem­ple, dans l’Exper­iên­cia n° 4 (Expéri­ence n° 4) où l’artiste s’est aven­turé en Ama­zonie – j’ai décidé de retourn­er à l’église pour assis­ter à une des « réu­nions » – c’est ain­si que l’agent d’accueil appelait « la ren­con­tre très spé­ciale du dimanche » –, qui aurait lieu deux jours plus tard. Tout était en fait cam­ou­flé : sur la façade de l’immeuble rien n’indiquait l’existence d’une église en activ­ité, il y avait seule­ment une affichette avec écrit « Hil­f­szen­trum » (Cen­tre d’aide). Dans l’antichambre, juste après la porte d’entrée, plusieurs affich­es offraient de l’aide con­tre la dépres­sion. L’une d’elles atti­ra davan­tage mon atten­tion, celle écrite dans une autre langue que l’allemand, à savoir le por­tu­gais. Lorsque j’ai enfin accédé à la nef prin­ci­pale de l’église, j’ai décou­vert que la « réu­nion » n’était ni plus ni moins qu’un culte évangélique célébré par un pas­teur alle­mand. J’avoue, pour des raisons d’ordre artis­tique, avoir assisté à plusieurs cultes évangéliques au Brésil. Cepen­dant, j’ai rarement été aus­si frap­pé que ce jour-là par la per­for­mance d’un pas­teur. Il était telle­ment con­va­in­cant – il s’adressait même par­fois en anglais à ceux qu’il sup­po­sait être des touristes ou des étrangers (c’est ce qui m’est arrivé, par exem­ple) –, il prêchait avec une telle vérité et une telle foi scénique que si, moi-même, j’avais été en crise ou dans une péri­ode dif­fi­cile, je me serais à l’instant même con­ver­ti à la foi évangélique. C’est impres­sion­nant comme les pro­duits alle­mands, même dans le domaine des fran­chis­es religieuses, sont de qual­ité supérieure. Le moment de la dîme2, porté par une musique grandil­o­quente et émo­tion­nelle, avec les assis­tants por­tant des petites machines à carte bleue avec ou sans con­tact pour que les fidèles puis­sent don­ner leurs con­tri­bu­tions, fut pour moi une sorte d’épiphanie finan­cière. Je suis par­ti de là décidé à pro­pos­er aux mem­bres du Ver­tigem que le lit­ige immo­bili­er-religieux entre l’IURD et la mairie de Berlin devi­enne le thème déclencheur de notre per­for­mance d’ouverture à la Bien­nale.

Drapeau affichant Minha Mãe morrendo de la Série trágica de Flávio de Carvalho (nº 7, 1947) dans Marcha à Ré, Teatro da Vertigem, São Paulo : Avenida Paulista, 2020. Photo : Matheus José Maria.
Dra­peau affichant Min­ha Mãe mor­ren­do de la Série trág­i­ca de Flávio de Car­val­ho (nº 7, 1947) dans Mar­cha à Ré, Teatro da Ver­tigem, São Paulo : Aveni­da Paulista, 2020. Pho­to : Matheus José Maria.

La mise sous silence d’une pandémie
Le Covid-19 est entré en scène et tout a été paralysé. Nous n’avions plus de cer­ti­tude quant aux dates de la Bien­nale, ni si la per­for­mance du Ver­tigem pour­rait, dans un con­texte de pandémie, se faire dans un espace pub­lic. Stupé­fac­tion, impuis­sance et frus­tra­tion après tout le temps déjà con­sacré au tra­vail de créa­tion. Enfin, plutôt qu’une annu­la­tion, les pro­gram­ma­teurs nous ont pro­posé une alter­na­tive : réalis­er une per­for­mance à São Paulo et leur envoy­er des élé­ments qui en découleraient (un objet visuel, un matéri­au doc­u­men­taire, des pho­tos, un film, etc.), et qui seraient exposés pen­dant l’événement à Berlin. Nous avons dis­cuté au sein du groupe et nous avons décidé, sans savoir encore ce qu’il en serait, d’accepter le défi3.

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