Les raisons de la haine
J’habite à proximité de l’Avenida Paulista, à São Paulo, une des principales avenues de la ville, lieu iconique des manifestations politiques. Depuis la fin du mois de mars, confiné à la maison, en pleine pandémie, j’étais obligé d’entendre, presque tous les week-ends, les klaxons et les voitures des soutiens de Bolsonaro, protestant contre la distanciation sociale, le port du masque, la fermeture des commerces, bref contre une pandémie qu’ils prenaient pour une « petite grippe ». Il s’agissait des carreatas1 bolsonaristes, un sombre exemple du négationnisme scientifique qui commençait à proliférer simultanément à l’épidémie du Covid-19. Pendant ces pénibles week-ends, j’étais aussi obligé d’entendre l’hymne national venant de ces carreatas, amplifié par des enceintes de mauvaise qualité qui le distordaient plus qu’elles ne l’exaltaient. De la Paulista, j’entendais mugir ces féroces soldats avec leurs klaxons. Je me suis toujours méfié des « signes patriotiques » et de leur politique identitaire-nationaliste, mais le fait de les voir là, brandis dans la plus importante avenue de la ville au nom d’une cause génocidaire, me retournait l’estomac, m’enflammait les oreilles et la bile. Nous vivions l’accaparement de l’espace public par l’extrême droite brésilienne.
Appel à la création en terre dévastée
Au début de 2019, le Teatro da Vertigem avait été invité, par Lisette Lagnado et Augustín Pérez Rubio, à la 11e Biennale de Berlin pour y créer une performance publique lors de la semaine d’ouverture de l’événement. Un souhait, en particulier, avait été émis par la programmatrice : que l’un des artistes phares de l’édition soit le Brésilien Flávio de Carvalho (1899 – 1973). Même si ce n’était pas une contrainte pour notre création – nous aurions tout à fait pu ne pas établir de dialogue avec le travail de Carvalho – nous avons eu envie de plonger dans son univers. Après quelques mois à étudier son œuvre, nous avons trouvé le travail qui nous intéressait le plus : l’Experiência n° 2 (Expérience n° 2, 1931). Il s’agissait à la fois d’un acte provocateur et d’une performance avant la lettre, où l’artiste, portant une casquette verte sur la tête, marchait dans la direction contraire de celle d’une procession de Pentecôte. Nous ne savions pas encore, à ce moment-là, que l’idée de marcher en sens inverse de la masse – religieuse ou proto-fasciste – nous inspirerait la carreata à rebours de Marcha à Ré (Marche arrière, 2020).
Coïncidence inattendue ou globalisation de la foi
Lors d’une des recherches de terrain à Berlin, quelques mois après l’invitation reçue, j’ai découvert, par hasard, que la principale église de la Leopoldplatz – au centre du quartier de Wedding – avait été achetée par l’Igreja Universal do Reino de Deus (IURD – l’Église universelle du royaume de dieu), une multinationale de la foi néo-pentecôtiste made in Brazil. Le projet de leur grand leader, l’évêque Edir Macedo, était d’en faire la matrice de l’IURD en Allemagne. En découvrant ses intentions, la mairie de Berlin est entrée en procès contre l’évêque afin de récupérer le bâtiment. À ce moment-là, la situation était encore trouble, en plein conflit. À la sortie de ce temple, j’ai pensé avec tristesse : est-ce bien ça le nouveau produit for export du Brésil, celui qui traduirait le mieux la montée des forces fondamentalistes religieuses dans le pays ?
Une expédition non missionnaire
Possiblement inspiré par l’attitude expéditionnaire de Flávio de Carvalho – manifeste, par exemple, dans l’Experiência n° 4 (Expérience n° 4) où l’artiste s’est aventuré en Amazonie – j’ai décidé de retourner à l’église pour assister à une des « réunions » – c’est ainsi que l’agent d’accueil appelait « la rencontre très spéciale du dimanche » –, qui aurait lieu deux jours plus tard. Tout était en fait camouflé : sur la façade de l’immeuble rien n’indiquait l’existence d’une église en activité, il y avait seulement une affichette avec écrit « Hilfszentrum » (Centre d’aide). Dans l’antichambre, juste après la porte d’entrée, plusieurs affiches offraient de l’aide contre la dépression. L’une d’elles attira davantage mon attention, celle écrite dans une autre langue que l’allemand, à savoir le portugais. Lorsque j’ai enfin accédé à la nef principale de l’église, j’ai découvert que la « réunion » n’était ni plus ni moins qu’un culte évangélique célébré par un pasteur allemand. J’avoue, pour des raisons d’ordre artistique, avoir assisté à plusieurs cultes évangéliques au Brésil. Cependant, j’ai rarement été aussi frappé que ce jour-là par la performance d’un pasteur. Il était tellement convaincant – il s’adressait même parfois en anglais à ceux qu’il supposait être des touristes ou des étrangers (c’est ce qui m’est arrivé, par exemple) –, il prêchait avec une telle vérité et une telle foi scénique que si, moi-même, j’avais été en crise ou dans une période difficile, je me serais à l’instant même converti à la foi évangélique. C’est impressionnant comme les produits allemands, même dans le domaine des franchises religieuses, sont de qualité supérieure. Le moment de la dîme2, porté par une musique grandiloquente et émotionnelle, avec les assistants portant des petites machines à carte bleue avec ou sans contact pour que les fidèles puissent donner leurs contributions, fut pour moi une sorte d’épiphanie financière. Je suis parti de là décidé à proposer aux membres du Vertigem que le litige immobilier-religieux entre l’IURD et la mairie de Berlin devienne le thème déclencheur de notre performance d’ouverture à la Biennale.
La mise sous silence d’une pandémie
Le Covid-19 est entré en scène et tout a été paralysé. Nous n’avions plus de certitude quant aux dates de la Biennale, ni si la performance du Vertigem pourrait, dans un contexte de pandémie, se faire dans un espace public. Stupéfaction, impuissance et frustration après tout le temps déjà consacré au travail de création. Enfin, plutôt qu’une annulation, les programmateurs nous ont proposé une alternative : réaliser une performance à São Paulo et leur envoyer des éléments qui en découleraient (un objet visuel, un matériau documentaire, des photos, un film, etc.), et qui seraient exposés pendant l’événement à Berlin. Nous avons discuté au sein du groupe et nous avons décidé, sans savoir encore ce qu’il en serait, d’accepter le défi3.