L’art sonore ou les sons inaudibles/impossibles : Christine Sun Kim et Joanna Bailie

Musique
Performance
Critique
Portrait

L’art sonore ou les sons inaudibles/impossibles : Christine Sun Kim et Joanna Bailie

Le 19 Avr 2022
Christine Sun Kim au Festival Musica de Strasbourg, 2021
Christine Sun Kim au Festival Musica de Strasbourg, 2021

A

rticle réservé aux abonné.es
Christine Sun Kim au Festival Musica de Strasbourg, 2021
Christine Sun Kim au Festival Musica de Strasbourg, 2021
Article publié pour le numéro
146

Chris­tine Sun Kim est une artiste sonore améri­caine dont le tra­vail mêle dessin, per­for­mance et vidéo et inter­roge la place du son dans la société. Joan­na Bailie est quant à elle com­positrice. Ses créa­tions s’articulent autour du média filmique, de la musique élec­tron­ique et des sons live. Leurs œuvres ont été pro­gram­mées par le fes­ti­val Musi­ca à l’occasion de deux con­certs à la Cité de la musique et de la danse de Stras­bourg, les 21 et 22 sep­tem­bre 2021.

Portrait de Christine Sun Kim. Photo Jenny Peñas.
Por­trait de Chris­tine Sun Kim. Pho­to Jen­ny Peñas.

Elle est assise, côté jardin, à une table éclairée par deux lam­pes de bureau. Elle dis­pose des calques sur une puis sur les deux colonnes qu’elle a préal­able­ment dess­inées sur une grande feuille de papi­er blanc. Son plan de tra­vail est pro­jeté sur un écran en fond de scène. En face d’elle, de l’autre côté de la scène, se trou­vent les inter­prètes : qua­tre cuiv­res (trom­bone, trompette, sax­o­phone, cor) et un per­cus­sion­niste à la grosse caisse. Sur les calques, des mots sont écrits, des instruc­tions qui, dès qu’ils sont posés sur sa table, sont inter­prétées par les musi­ciens. Si cer­tains sont de sa main, la plu­part sont des sous-titres qu’elle a col­lec­tés dans des séries dif­fusées sur Net­flix. Non pas les dia­logues entre les per­son­nages mais ceux qui décrivent les sons non artic­ulés, les dia­logues qu’on entend à peine, les sons d’ambiance et, plus rarement, la musique. Ceux qui se prê­tent de manière trans­par­ente à l’interprétation musi­cale s’avèrent peu nom­breux. Les musi­ciens font ce qu’ils peu­vent pour don­ner à ces énon­cés imprévus un sens musi­cal, sans tou­jours y par­venir. Chris­tine Sun Kim est une artiste sonore et visuelle et une per­son­ne sourde. Deaf, not mute, est une com­mande de l’ensemble suisse Con­trechamps, qui l’a créée à Genève en 2019. Elle l’a com­posée et la dirige, mais il lui est impos­si­ble de l’entendre.

La sec­onde œuvre est de l’artiste et com­positrice anglaise Joan­na Bailie. Inti­t­ulée A giant creeps out of a key­hole (Un géant sort d’un trou de ser­rure en ram­pant), elle fut créée à Stras­bourg au cours de l’édition 2021 du fes­ti­val Musi­ca. Elle débute comme une pièce de musique écrite pour un ensem­ble d’instrumentistes. Les musi­ciens s’installent, le chef prend place et ils com­men­cent à jouer. Mais ils ne sont pas seuls. Des sons préen­reg­istrés s’ajoutent aux leurs. Un bour­don com­plexe et fluc­tu­ant que des sons d’ambiance vien­nent de temps à autre enrichir : cloches de vach­es, sons de ville, sirènes, héli­cop­tère, voix, etc. Musique et sons n’interagissent pas et sem­blent évoluer sur deux plans par­al­lèles. En dehors des sons d’ambiance, qui relèvent du field record­ing1, les deux plans s’avèrent rel­a­tive­ment sta­tiques. L’écriture de l’ensemble est faite d’accords tenus qui évolu­ent lente­ment. Au bout de cinq min­utes, une image appa­raît sur un grand écran situé en fond de scène. Un trav­el­ling latéral dans une cam­pagne aride, filmé depuis un train ou une voiture. Bien­tôt, une voix se fait enten­dre. Elle nous racon­te une his­toire, puis une autre. Les images et les sons d’ambiance sem­blent l’accompagner, illus­tr­er ses pro­pos. Cepen­dant, elle fait en même temps autre chose, dont on ne se rend pas compte tout de suite : elle décrit notre expéri­ence d’auditeurs-spectateurs, son ambiva­lence, son arti­fi­cial­ité. À tel point que nous finis­sons par com­pren­dre que les his­toires qu’elle nous racon­te ne sont qu’un pré­texte, que le dis­posi­tif com­plexe qui se déploie et se réflé­chit devant nous s’adresse à notre écoute et à notre regard, à l’évidence natu- ral­isée de leur exer­ci­ce quo­ti­di­en.

Définir l’art sonore

Ces deux œuvres, en dépit de leur musi­cal­ité appar­ente et du con­texte de leur pro­gram­ma­tion, relèvent de ce qu’il faut bien appel­er l’art sonore (d’après l’anglais Sound Art) sans pour­tant en rem­plir les con­di­tions telles qu’elles ont pu être définies par Lau­ra Maes et Marc Leman2 : elles ont un com­mence­ment et une fin, main­ti­en­nent avec les spec­ta­teurs la dis­tance qui est celle du con­cert, ignorent les lieux de leur per­for­mance, ont recours à des inter­prètes, etc. L’une et l’autre obéis­sent aux codes insti­tu­tion­nels de la musique et en épousent une par­tie des usages mais font aus­si tout autre chose qui ne relève pas à pro­pre- ment par­ler de l’art musi­cal. En com­posant et en dirigeant une œuvre qu’elle n’est pas en mesure d’entendre, Chris­tine Sun Kim oblige les spec­ta­teurs à se deman­der si cette œuvre est iden­ti­fi­able aux sons pro­duits par les instru­men­tistes et, plus générale­ment, si une œuvre sonore se résume à son audi­bil­ité. Il existe, me direz-vous, des œuvres silen­cieuses, dont 4’33 de John Cage est l’exemple le plus célèbre. Mais Deaf, not mute n’est pré­cisé­ment pas une œuvre silen­cieuse, c’est une œuvre (en par­tie) inaudi­ble, ce qui est tout à fait dif­férent. Le cas de A giant creeps out of a key­hole est plus ambigu. Elle a toutes les apparences d’une pièce audio­vi­suelle mixte qui mélange sons acous­tiques, field record­ing, voix et images. Mais la rela­tion qu’elle com­pose entre ces dif­férents élé­ments est, me sem­ble-t-il, tout à fait orig­i­nale et relève d’une logique qui excède le champ musi­cal.

[sous-titres] et son inaudi­bles

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Musique
Performance
Critique
Portrait
Christine Sun Kim
Joanna Bailie
Partager
Bastien Gallet
Bastien Gallet enseigne irrégulière- ment la philosophie, s’occupe des éditions MF, écrit des fictions, des...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements