Jogging– La course éperdue de la comédienne et metteuse en scène Hanane Hajj Ali

Théâtre
Critique

Jogging– La course éperdue de la comédienne et metteuse en scène Hanane Hajj Ali

Le 17 Juil 2022
Hanane Hajj Ali dans Jogging, mise en scène de Hanane Hajj Ali, Beyrouth, 2019. Photo Marwan Tahtah.
Hanane Hajj Ali dans Jogging, mise en scène de Hanane Hajj Ali, Beyrouth, 2019. Photo Marwan Tahtah.
Hanane Hajj Ali dans Jogging, mise en scène de Hanane Hajj Ali, Beyrouth, 2019. Photo Marwan Tahtah.
Hanane Hajj Ali dans Jogging, mise en scène de Hanane Hajj Ali, Beyrouth, 2019. Photo Marwan Tahtah.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

C’est une femme, Hanane, qui court tous les matins dans Bey­routh. Pour lut­ter con­tre l’ostéoporose, l’obésité et la dépres­sion, nous racon­te-t-elle. Dans Jog­ging, qu’elle a écrit et qu’elle inter­prète, Hanane Hajj Ali s’empare du per­son­nage de Médée pour abor­der trois sujets brûlants et sou­vent tabous au Liban : le sexe, la reli­gion et la poli­tique. 

« Cette pièce n’est pas légale », nous prévient-t-elle en prélude. Jog­ging est donc un mono­logue sans qua­trième mur, cen­suré au Liban, son pays natal, où Hanane Hajj Ali, qui n’en peut plus de devoir subir la cen­sure depuis « trente ou quar­ante ans », l’a jouée pour­tant plus de deux cents fois, dans trois langues (arabe, français et anglais) depuis sa créa­tion en 2017. Dans des camps de réfugiés, des galeries d’art et des uni­ver­sités. En un mot, dans tous les espaces cul­turels qui ne sont pas étroite­ment con­trôlés et soumis à la cen­sure d’État. 

Sur scène, en France, Hanane Hajj Ali, voilée et toute vêtue de noir, se tient en per­ma­nence sur la fron­tière ténue entre son per­son­nage et elle, entre le réel et la fic­tion. « Le men­songe est le sel des hommes, il se trou­ve que je suis une femme », nous prévient-t-elle. C’est donc sur le plateau nu, tout en faisant ses étire­ments et ses abdom­inaux, par­fois aidée d’un spec­ta­teur, qu’elle inter­roge sans tabou sa vie et les maux qui ron­gent ce pays dont elle est issue. Elle se décrit vite et avec humour comme la « femme voilée cool, mar­iée à un met­teur en scène de génie (Roger Assaf, ndlr.), et « française, pas de souche, nat­u­ral­isée au bon moment ». Son esprit court et il y a quelque chose qui rap­pelle le dernier livre de l’autrice libanaise Hyam Yared, Implo­sions. Un réc­it grinçant dans lequel la nar­ra­trice se con­fie sur son quo­ti­di­en en mon­trant com­bi­en celui-ci est impacté par la poli­tique libanaise. Puis pro­gres­sive­ment, Hanane Hajj Ali s’éloigne de sa pro­pre expéri­ence pour en racon­ter d’autres, réelles ou à peines fic­tives. Mais dans ce spec­ta­cle palimpses­te aux références lit­téraires nom­breuses (Shake­speare, Vir­ginia Woolf, la mytholo­gie, etc.), la comé­di­enne joue le rôle de plusieurs mères, con­tem­po­raines et libanais­es, poussées au pire par une société qui les a aban­don­nées. 

Toutes sont dif­férents vis­ages de Médée. La comé­di­enne jus­ti­fie ce choix de la sorte : « Médée m’habite, je suis dev­enue un frag­ment de son être. » Et de l’empathie char­mante qu’il éprou­vait au début du spec­ta­cle devant cette femme qui sem­ble par­fois si proche de lui, le spec­ta­teur sent une vague crainte l’étreindre. Car sou­vent, au cœur de cette per­for­mance extrême­ment poli­tique dans laque­lle il est sou­vent ques­tion de cen­sure et de dés­espoir, plane l’ombre du sui­cide et de l’infanticide. La pre­mière, Hanane elle-même, racon­te qu’elle aurait pu étouf­fer son fils de sept ans pour met­tre fin à ses souf­frances, lorsque celui-ci, atteint d’un can­cer vir­u­lent, se tor­dait de douleurs. Tout en s’entraînant, sans per­dre son souf­fle, Hanane Hajj Ali dénonce aus­si. La ten­sion de son corps est à l’image d’un pays qui ne laisse jamais ses citoyens en paix. Ain­si racon­te-t-elle des scan­dales poli­tiques et san­i­taires liés à l’argent qui font froid dans le dos, à l’instar de ce traf­ic de faux médica­ments dont les fab­ri­cants savent bien que, des­tinés à accom­pa­g­n­er des chimio­thérapies, ils ne soulageront jamais per­son­ne et qu’ils pour­ront béné­fici­er en toute impunité des béné­fices de leurs crimes. Puis elle racon­te com­ment le con­texte économique et poli­tique du Liban peut pouss­er au pire. Ain­si, sur un ton badin, un brin doucereux avec les spec­ta­teurs, Hanane Hajj Ali, un peu comme la sor­cière de Blanche-Neige, pré­pare-t-elle un dessert pour le pre­mier rang de son pub­lic. Elle le con­vie à le déguster, juste après lui avoir racon­té l’histoire d’Yvonne, une Libanaise con­tem­po­raine. Une madame Tout-le-monde, mère de trois fil­lettes, dont le mari, qui tra­vaille comme dresseur de chevaux dans un pays du Golfe, n’est jamais présent. Cela fait donc dix ans qu’Yvonne, dont on devine l’épuisement et la soli­tude, vit seule. Et un soir, racon­te Hanane Hajj Ali imper­turbable, tout en découpant aux ciseaux les sil­hou­ettes de trois petites filles dans du papi­er blanc, Yvonne habille ses char­mantes fil­lettes de leurs plus beaux vête­ments, les coiffe, puis les empoi­sonne avec leur dessert favori avant de se don­ner la mort elle-même. Une vidéo dans laque­lle la mère de famille expli­quait son geste avant de se don­ner la mort exis­tait sur Inter­net. Elle a dis­paru en quelques heures. Comme si le sui­cide (tabou dans la société libanaise) et l’infanticide (tout aus­si tabou) n’avait lui-même pas le droit d’exister. Une autre mère, elle aus­si quit­tée par son mari, élève ses trois enfants dans la reli­gion avec pour seul idéal d’en faire trois mar­tyrs. Elle ver­ra ses vœux exaucés. « Il y a quelque chose de pour­ri dans la République libanaise », affirme Hanane Hajj Ali en para­phras­ant la sin­istre réplique de Mar­cel­lus dans Ham­let. Son Jog­ging per­cu­tant, qui flirte sans cesse entre réel et fic­tion, nous en fait déguster le gout amer. 

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Hanane Hajj Ali
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Écrit par Marjorie Bertin
Doc­teur en Études théâ­trales, enseignante et chercheuse à la Sor­bonne-Nou­velle, Mar­jorie Bertin est égale­ment jour­nal­iste à RFI et au...Plus d'info
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