Viens, on se tire ! : la morosité capitaliste à bout portant

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Critique

Viens, on se tire ! : la morosité capitaliste à bout portant

Le 6 Fév 2023
Céline Dumont et Pauline Serneels dans Viens, on se tire!, mise en scène de Céline Dumont/Cie La Corneille bleue, création 2021 au Festival Théâtre au Vert, à Silly-Thoricourt. Photo Ben Bruyninx.
Céline Dumont et Pauline Serneels dans Viens, on se tire!, mise en scène de Céline Dumont/Cie La Corneille bleue, création 2021 au Festival Théâtre au Vert, à Silly-Thoricourt. Photo Ben Bruyninx.
Céline Dumont et Pauline Serneels dans Viens, on se tire!, mise en scène de Céline Dumont/Cie La Corneille bleue, création 2021 au Festival Théâtre au Vert, à Silly-Thoricourt. Photo Ben Bruyninx.
Céline Dumont et Pauline Serneels dans Viens, on se tire!, mise en scène de Céline Dumont/Cie La Corneille bleue, création 2021 au Festival Théâtre au Vert, à Silly-Thoricourt. Photo Ben Bruyninx.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 148 - Arts vivants. Cirque marionnette espace public - Alternatives Théâtrales
148

Un dimanche après-midi dans le parc der­rière Wol­u­bilis à Brux­elles, plein d’enfants, de chiens, d’adultes, par­ents ou non, de pous­settes (le con­texte a son impor­tance). Au milieu d’une allée, un chapiteau bleu comme la mer, ou comme cer­taines nuits, et dedans la scène de Viens, on se tire !, emplie des bruits du dehors. Nous sommes une ving­taine de spectateur·ice·s, dans ce théâtre de toile à même le bitume, avec pour seule com­pag­nie une malle en fer qui sem­ble traîn­er sur un coin du plateau. Et puis tout se passe très vite : deux per­son­nes entrent, crâne ras, cra­vate, jean, tee-shirt et der­bies noires, avec un vélo chargé de valis­es. Elles sont agitées, elles ne par­lent pas avec des mots. On com­prend qu’elles sont ici pour fuir et ce chapiteau sem­ble être le point de départ de leur échap­pée. Elles s’assurent que les issues sont bien fer­mées, l’une d’elles coince sa cra­vate dans la fer­me­ture de la porte. D’ailleurs elles s’en débar­rassent, de leurs cra­vates, les jet­tent à terre, saut­ent dessus à pieds joints, dansent de joie, libérées des injonc­tions étouf­fantes du monde du tra­vail. Le ton de la théâ­tral­ité est don­né : le jeu est physique, les corps sont lestes, pré­cis et puis­sants. Leur objec­tif : ne pas se faire repér­er. Lorsqu’elles notent notre présence, d’abord inquiètes, elles nous met­tent rapi­de­ment dans la con­fi­dence de leur fuite : nous voici com­plices de leur délit. Tout sem­ble paré pour le départ. Un bruit attire leur atten­tion. Il vient de cette malle en fer posée là par terre. Non sans peur, elles s’arment de courage et l’ouvrent : à l’intérieur, un petit humain de la taille d’une main appose mécanique­ment un cachet à des doc­u­ments. Elles plon­gent alors dans ce mini-monde (et nous avec), métaphore des vies étriquées et sen­si­tive­ment mis­érables pro­posées par le cap­i­tal­isme – boulot, tra­jet, télé, dodo. La vie de ce petit humain tourne autour de trois lieux au dessin épuré et poé­tique : le bureau (une table et des liasses de papi­er), le parc (de l’herbe avec au milieu un banc) et l’appartement (une télévi­sion, un meu­ble, un fau­teuil et une plante). La scéno­gra­phie lie habile­ment ces trois espaces – le parc chas­sant l’appartement, le bureau chas­sant le parc… – comme s’ils étaient les com­posants d’une grande roue que le petit humain fai­sait pénible­ment tourn­er, jour après jour, sautant d’une nacelle à l’autre. La créa­tion sonore tra­vaille à une évo­ca­tion styl­isée des dif­férents espaces : son­ner­ies de télé­phone répéti­tives et brouha­ha d’open space, chants d’oiseaux, etc. Dans son apparte­ment, une fois sa cra­vate aiman­tée clip­sée dans son meu­ble, le petit humain s’occupe de sa plante, il la sent, l’arrose. Le temps sus­pend son cours, un air d’accordéon très lent se fait enten­dre. La ten­dre et lumineuse mélan­col­ie de ce moment rap­pelle cer­tains films ani­més, comme Le Roi et l’oiseau de Paul Gri­mault. Il y a beau­coup de jeu et de plaisir d’invention dans la suc­ces­sion sub­tile­ment ryth­mée des journées de ce petit humain. La décou­verte par ce dernier des deux êtres qui l’accompagnent est l’occasion de nou­veaux jeux : ensem­ble, iels sub­ver­tis­sent cette rou­tine, décou­vrent et explorent les failles spa­tio-imag­i­naires du quo­ti­di­en… Une puis­sance mys­térieuse et ter­ri­fi­ante finit par les rap­pel­er à l’ordre. La machine-rou­tine s’emballe alors jusqu’à épuise­ment total dans un com­bat acharné entre nos trois per­son­nages et cette puis­sance. Les deux êtres et le petit humain finis­sent par se tir­er, dans une dernière et sub­lime image, nous don­nant ter­ri­ble­ment envie de nous échap­per avec elleux. Au jeu, à la manip­u­la­tion et à la régie (son et lumière), Céline Dumont et Pauline Serneels sont par­faite­ment autonomes, leurs besoins tech­niques se résumant à une sim­ple prise élec­trique. Pre­mier spec­ta­cle de la com­pag­nie de théâtre d’objets et de mar­i­on­nettes La Corneille bleue, conçu et mis en scène par Céline Dumont, Viens, on se tire ! est impres­sion­nant de vir­tu­osité et d’inventivité tech­nique. 

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La Corneille bleue
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Écrit par Marthe Degaille
Marthe Degaille est actrice, autrice et met­teuse en scène. Les­bi­enne et fémin­iste, ses pra­tiques sont mar­quées par son...Plus d'info
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