Le futur antérieur : The Visit de la compagnie La Pigeonnière

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Le futur antérieur : The Visit de la compagnie La Pigeonnière

Le 2 Fév 2023
Mbalou Arnould dans The Visit, conception Mbalou Arnould et Blanche Tirtiaux/Cie La Pigeonnière, création 2021 au centre culturel des Riches- Claires, Bruxelles. Photo Barbara Salomé Felgenhauer.
Mbalou Arnould dans The Visit, conception Mbalou Arnould et Blanche Tirtiaux/Cie La Pigeonnière, création 2021 au centre culturel des Riches- Claires, Bruxelles. Photo Barbara Salomé Felgenhauer.
Mbalou Arnould dans The Visit, conception Mbalou Arnould et Blanche Tirtiaux/Cie La Pigeonnière, création 2021 au centre culturel des Riches- Claires, Bruxelles. Photo Barbara Salomé Felgenhauer.
Mbalou Arnould dans The Visit, conception Mbalou Arnould et Blanche Tirtiaux/Cie La Pigeonnière, création 2021 au centre culturel des Riches- Claires, Bruxelles. Photo Barbara Salomé Felgenhauer.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 148 - Arts vivants. Cirque marionnette espace public - Alternatives Théâtrales
148

La vis­ite com­mence en posi­tion assise, sur un trépied de camp­ing : on doit être une quar­an­taine dans le hall d’entrée du Théâtre Nation­al, un ban­deau sur les yeux et un casque sur les oreilles, avec des sons qui nous plon­gent dans un ailleurs indéter­miné. On nous invite à retir­er le ban­deau, et nous voyons deux jeunes femmes (inter­prétées par Mbalou Arnould et Blanche Tir­ti­aux), des sci­en­tifiques issues de l’Institute for Applied Anthro­pol­o­gy, qui nous invi­tent à explor­er le monde des humain·e·s du passé, celles et ceux du 30 juin 2022 pour être pré­cise, huit ans et des pous­sières avant cet événe­ment que l’on peine à nom­mer mais qui a fait bas­culer l’humanité dans une autre ère et un autre ordre. Nous sommes donc des êtres du futur, curieux·ses et ignorant·e·s, parti·e·s pour une excur­sion dans cet univers du troisième type qu’est le quarti­er qui va du Nation­al à la rue Neuve. À peine passé la porte, nous goû­tons pour la pre­mière fois à l’air pur et à la res­pi­ra­tion, des morceaux de min­erais mon­tag­neux sous nos pieds, et décou­vrons cet envi­ron­nement sylvestre que con­stitue le long bac à fleurs coincé entre les voitures et le trot­toir du boule­vard Émile-Jacq­main. Surtout, nous obser­vons les autochtones, ces gens du passé dont on nous dit qu’iels pra­tiquent encore le con­tact physique, et que l’on nous encour­age à saluer en agi­tant haut les bras lorsque nous les croi­sons. Les badauds sont hilares, nous aus­si, mais jamais autant que lorsque les deux chercheuses, flan­quées de leurs uni­formes couleur terre, se plantent au milieu d’une rue, para­pluie de face comme Don Qui­chotte avec sa lance, et arrê­tent la cir­cu­la­tion le temps (et il est assez long) que la quar­an­taine de spec­ta­teurices peu pressé·e·s aient tra­ver­sé. 

La vis­ite se pour­suit : on décou­vre un arte­fact religieux impor­tant, signe sûr que cette société du passé était matri­ar­cale et prob­a­ble­ment matril­inéaire, sous la forme d’une image de divinité fémi­nine. Les sci­en­tifiques nous expliquent que ce type de représen­ta­tion (la pho­to d’une jeune femme en sous-vête­ments) est extrême­ment fréquente et témoigne non seule­ment de l’égard des ancien·ne·s pour le féminin, mais aus­si de l’intensité de leur rap­port à la spir­i­tu­al­ité. Une des sci­en­tifiques grimpe d’ailleurs sur un rebord pour dérober l’affiche – pas tout à fait éthique, nous dit-elle, mais telle­ment impor­tant pour le pro­grès de la recherche. On con­tin­ue : on apprend que la sci­ence du futur ne s’est pas pronon­cée sur la nature (ani­male peut-être ?) des auto­mo­biles, que la con­som­ma­tion de bi-yère pro­duit un pétille­ment intérieur qui n’est pas sans rap­pel­er celui que l’on peut observ­er dans le verre, et que cette bois­son fait d’ailleurs par­tie d’un rit­uel élaboré, au cours duquel les humain·e·s du passé com­men­cent par évo­quer ensem­ble le cos­mos (« tu as vu, il a plu ce matin »), pour ensuite ren­dre grâce aux ancêtres (« et com­ment va ton oncle ? ») et enfin ingur­giter ensem­ble un verre de ce breuvage qui induit une légère transe. 

Notre monde désen­chan­té est passé au crible de ses absur­dités, car les sci­en­tifiques nous prê­tent une grandeur que nous n’avons plus, si tant est que nous l’ayons jamais vrai­ment eue : un rap­port sacré à la Terre, un respect pro­fond des femmes et de leurs puis­sances, un lien de con­fi­ance inné avec les autres mem­bres de la com­mu­nauté. Elles voient dans nos poubelles des offran­des à la nature et dans nos tags des mantras sacrés (« Fuck NVA »). Le spec­ta­cle cri­tique le patri­ar­cat, le colo­nial­isme et la destruc­tion de l’environnement avec une intel­li­gence mali­cieuse, qui n’est pas sans rap­pel­er le procédé qu’emploie Cer­vantes dans Don Qui­chotte : leur naïveté, leur inca­pac­ité à lire cor­recte­ment les signes placés devant elles et dont pour­tant tou·te·s com­pren­nent le sens médiocre, leur entête­ment à les voir comme les preuves d’un monde mag­ique, peu­plé de créa­tures pas­sion­nantes, nous donne certes le sen­ti­ment que nous sommes plus intelligent·e·s qu’elles. Mais comme dans le roman, on ne peut pas s’empêcher de leur envi­er leur folie, leur capac­ité d’enchantement et la con­fi­ance qu’elles pla­cent en nous, humain·e·s du passé, qui tar­dons pour­tant trag­ique­ment à con­tem­pler la grâce du monde que nous anéan­tis­sons…

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Caroline Godart
Caroline Godart est dramaturge, autrice et enseignante. Elle accompagne des artistes de la scène tout...Plus d'info
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