De peur et de sang frais : Dracula (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli 

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De peur et de sang frais : Dracula (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli 

Le 7 Juil 2023
Mathias Leander Olsen
Mathias Leander Olsen
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 148 - Arts vivants. Cirque marionnette espace public - Alternatives Théâtrales
148

« Ne pensez-vous pas qu’il y a des choses que vous ne pou­vez pas com­pren­dre et qui pour­tant exis­tent ? »

Une jeune fille rousse, vêtue d’une longue robe rose, erre dans l’obscurité, plongée dans un univers dont on ne voit rien, peu­plé de sons étranges, envoû­tants et inquié­tants. Ain­si s’ouvre Drac­u­la, Lucy’s Dream d’Yngvild Aspeli. La mar­i­on­net­tiste norvégi­en­ne « revis­ite de façon somptueuse le mythe de Drac­u­la, en faisant la part belle aux per­son­nages féminins et par­ti­c­ulière­ment à Lucy. Cette jeune fille « gen­tille et belle » est la pre­mière vic­time du célèbre comte des Carpates imag­iné par le bri­tan­niques Bram Stok­er ». Faire de Lucy le per­son­nage prin­ci­pal de cette pièce étrange, où les fron­tières sont floues entre les vivants et les morts, entre ceux qui manip­u­lent et ceux qui sont manip­ulés, per­met à Yngvild Aspeli (qui signe ici sa pre­mière col­lab­o­ra­tion avec le Pup­penthe­ater Halle) de s’emparer du thème du vam­pirisme en pour­suiv­ant son explo­ration de la folie, déjà très présente dans Moby Dick et Cham­bre noire (The Dream Fac­ul­ty)

Car Drac­u­la ne sem­ble surtout exis­ter que pour Lucy, bien­tôt alitée. Ses proches affolés s’efforcent de la ranimer à coups de trans­fu­sions san­guines, tout en l’exhortant à repren­dre son souf­fle. Et finale­ment, Lucy ne serait-elle pas plus morte que vive dans cet univers mor­bide qu’elle a peut-être inven­té de toutes pièces ? Présent dans toutes sortes de cul­tures, le mythe du vam­pire est ances­tral et témoigne d’une inquié­tude pro­fonde quant à la mort. Pour écrire son spec­ta­cle et livr­er sa pro­pre vision de ce roman, pleine d’onirisme et d’étrangeté, la met­teuse en scène s’est inspirée de la tra­duc­tion islandaise de Valdimar Ásmunds­son, qui selon Yngvild Aspeli pro­pose « une nar­ra­tion plus courte, plus per­cu­tante, plus éro­tique et encore plus sus­pen­sive » que sa ver­sion orig­i­nale. 

© Vin­cent Arbelet

Comme tou­jours chez Yngvild Aspeli, l’atmosphère sonore, com­posée par Ane Marthe Sør­lien Holen qui avait déjà offi­cié sur Moby Dick, cor­re­spond à mer­veille à ce qui se joue sur le plateau. Qu’elle soit pul­sion­nelle comme le rythme car­diaque, qu’elle chante avec des into­na­tions très scan­di­naves, ou qu’elle tinte de façon sourde, c’est une musique des pro­fondeurs, par­ti­c­ulière­ment angois­sante. Cette atmo­sphère d’angoisse, qui plane dans tout le spec­ta­cle, est ren­for­cée par le jeu trou­ble qu’Yngvild Aspeli s’amuse à pra­ti­quer entre les mar­i­on­nettes et celles et ceux qui les manip­u­lent. Les mar­i­on­nettes sont à taille humaine, leur manip­u­la­tion par les acteurs sou­vent vis­i­bles, et finale­ment, ce sont les créa­tures sur­na­turelles – chauve-souris, têtes de mon­stre, Lucy et Drac­u­la – qui sont inter­prétées par des mar­i­on­nettes. 

« L’utilisation des mar­i­on­nettes per­met de créer une dis­tance. Ce sont des objets méta­physiques. Ce sont des objets morts qui pren­nent vie par les manip­u­la­teurs. Cet entre-deux leur per­met d’être des médi­ums entre la vie et la mort. Tout ce qui est tu existe », nous racon­tait Yngvild Aspeli en 2020, à pro­pos de son adap­ta­tion de Moby Dick. On retrou­ve ici sa volon­té de faire par­ler le silence, d’exprimer beau­coup avec peu et de mon­tr­er des per­son­nages révoltés con­tre leur sort. Presque mutique, Lucy, boulever­sée, trau­ma­tisée, en proie à la folie, ne par­le pas, ne parvient pas à exprimer autre chose que « non ». Comme quelqu’un qui serait pris­on­nier d’un cauchemar, elle se débat, sur son lit étroit dont les draps blancs évo­quent le capi­ton­nage d’un cer­cueil.

Bien sûr, le mythe de Drac­u­la, et plus générale­ment celui des vam­pires, soulèvent une myr­i­ade de thé­ma­tiques liées à la féminité dont Yngvild Aspeli s’empare ici, à com­mencer par le sang, qui sym­bol­ise la vir­ginité, l’accouchement, la sex­u­al­ité, et bien sûr la vie. « You’re mine now/Blood of my blood », déclare Drac­u­la à Lucy. C’est aus­si en creux la ques­tion de l’emprise qui se pose, dans cet univers de ténèbres où même les inten­tions des alliées sont trou­bles. De qui sommes-nous les vam­pires ? Com­ment nous échap­per des forces obscures qui rôdent, y com­pris voire surtout lorsqu’elles ne sont qu’intérieures ? C’est égale­ment la mise en ten­sion de deux mon­des, d’un univers intérieur qui a pris pos­ses­sion de Lucy et d’un monde extérieur qui ne parvient pas à l’aider. Et bien sûr, un dia­logue étrange et dérangeant entre l’agresseur et l’agressée, où la proie finit par vain­cre, de la plus inat­ten­due des façons.

Nous vous invi­tons à décou­vrir Drac­u­la (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli à la Man­u­fac­ture d’Avignon du 7 au 24 juil­let 2023

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Yngvild Aspeli
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Écrit par Marjorie Bertin
Doc­teur en Études théâ­trales, enseignante et chercheuse à la Sor­bonne-Nou­velle, Mar­jorie Bertin est égale­ment jour­nal­iste à RFI et au...Plus d'info
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