Pas une image, mais un monde qui vit

Entretien
Théâtre

Pas une image, mais un monde qui vit

Entretien avec 
Clara Hédouin

Le 25 Juin 2023
Pierre Giafferi, Jade Fortineau, Hatice Özer et Hector Manuel, dans Que ma joie demeure, de Jean Giono, mise en scène Clara Hédouin (création mai 2022 à Cabrières, avec le Sillon, théâtre de Clermont-l’Hérault), dans les Yvelines, avec le Festival Paris l’été, juillet 2022. Photo Quentin Chevrier.
Pierre Giafferi, Jade Fortineau, Hatice Özer et Hector Manuel, dans Que ma joie demeure, de Jean Giono, mise en scène Clara Hédouin (création mai 2022 à Cabrières, avec le Sillon, théâtre de Clermont-l’Hérault), dans les Yvelines, avec le Festival Paris l’été, juillet 2022. Photo Quentin Chevrier.
Pierre Giafferi, Jade Fortineau, Hatice Özer et Hector Manuel, dans Que ma joie demeure, de Jean Giono, mise en scène Clara Hédouin (création mai 2022 à Cabrières, avec le Sillon, théâtre de Clermont-l’Hérault), dans les Yvelines, avec le Festival Paris l’été, juillet 2022. Photo Quentin Chevrier.
Pierre Giafferi, Jade Fortineau, Hatice Özer et Hector Manuel, dans Que ma joie demeure, de Jean Giono, mise en scène Clara Hédouin (création mai 2022 à Cabrières, avec le Sillon, théâtre de Clermont-l’Hérault), dans les Yvelines, avec le Festival Paris l’été, juillet 2022. Photo Quentin Chevrier.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

Tu as une longue pra­tique théâ­trale en extérieur, mais avec Que ma joie demeure il s’agit aujourd’hui de paysages non urbains. Qu’est-ce que cela change ?

Que ma joie demeure représente pour moi une nou­velle aven­ture après Les Trois Mous­que­taires, La série – une saga de six spec­ta­cles en extérieur étalée sur six années de créa­tion – que j’ai mis en scène avec Jade Her­bu­lot au sein du col­lec­tif 49701 et que nous avions co-écrit avec Romain de Becdelièvre, qui m’accompagne aus­si sur cette adap­ta­tion du roman de Giono. C’est un nou­veau défi : tou­jours faire du théâtre hors des boîtes noires, mais plus dans un con­texte urbain. En ville, on fait du théâtre au sein d’architectures qui restent des cadres pour le regard ; ce ne sont certes pas les mêmes que ceux offerts par la cage de scène mais chaque fenêtre, chaque escalier, chaque porte avec lesquels on jouait pour les Mous­que­taires restaient encore des élé­ments qui cap­taient le regard de la manière dont l’architecture peut le faire, dessi­nant des lignes géométriques qui font que l’œil et l’attention restent enfer­més par un cadre, et cela même si dans les Mous­que­taires on explo­sait tous les cadres, faisant chang­er le regard de direc­tion en per­ma­nence, prenant le lieu à 360°. Là, en allant créer dans le paysage, on se rend compte que le regard n’est plus cap­turé spon­tané­ment : si on peut par­ler d’architecture du paysage, celle-ci est telle­ment plus vaste, et varie telle­ment avec la lumière, le relief, etc., que l’on s’y perd, visuelle­ment, théâ­trale­ment donc, beau­coup plus vite que dans les villes.

On est donc con­fron­tés à un néces­saire dépasse­ment du cadrage, voire une impos­si­bil­ité du cadrage ‒ rel­a­tive car la mise en scène s’appuie mal­gré tout sur les lignes (plus ou moins dis­crètes) qui fab­riquent le paysage. D’ailleurs, c’est intéres­sant : plus le lieu est redess­iné par la main de l’homme (agri­cul­ture indus­trielle, grands champs rec­tan­gu­laires infi­nis), plus c’est facile de penser la mise en scène, car on retrou­ve alors la logique géométrique qui depuis la Renais­sance informe en pro­fondeur notre manière de regarder les choses, notre per­spec­tive. On a déjà créé Que ma joie demeure dans trois endroits dif­férents, et à chaque nou­veau paysage il faut recom­mencer la créa­tion : dans l’Hérault, c’est-à-dire des paysages très méditer­ranéens, les plus sauvages aux­quels on ait eu affaire, avec beau­coup de relief et peu cul­tivés, des espaces de jeu beau­coup plus petits qu’ailleurs ; sur la Côte d’opale, avec une cul­ture beau­coup plus hégé­monique, beau­coup de champs, de pâturages et d’aplats, et donc des lignes d’horizon qui appa­rais­sent de manière très nette, et, comme il y a peu d’arbres, la présence très forte du ciel ; enfin sur le plateau de Saclay et la val­lée de Chevreuse, un paysage plus hybride. À chaque fois des prob­lèmes dif­férents se sont posés.

Com­ment est venu le choix du roman de Giono ?

Je voulais con­tin­uer à faire le théâtre que j’aime, créer des épopées col­lec­tives en extérieur, mais en y invi­tant d’autres vivants, et en inter­ro­geant les rela­tions qu’on peut tiss­er avec ces derniers. J’ai alors cher­ché la matière lit­téraire qui me per­me­t­trait de pro­longer et dépass­er ce que l’on avait pu faire avec les Mous­que­taires, en tra­vail­lant cette fois dans un dehors peu­plé – habité d’autres présences vivantes. Et j’ai redé­cou­vert Giono : des textes d’une prodigieuse qual­ité lit­téraire, un styl­is­ti­cien extra­or­di­naire, et un auteur qui sait faire par­ler le vivant. Il arrive à faire cette chose rare qu’on peut trou­ver chez cer­tains réal­isa­teurs, comme Ter­ence Mal­ick : chez lui, les per­son­nages sont presque sec­ondaires par rap­port au paysage, qui n’est pas une image mais un monde qui bruit, qui vit. Giono s’attache à chaque per­spec­tive à l’intérieur de ce monde et c’est depuis cet intérieur pluriel qu’il par­le. Par exem­ple, dans Que ma joie demeure, sur­git un cerf à un moment de l’histoire : Giono embar­que alors des pages durant le lecteur dans le point de vue du cerf ; un peu plus loin ce sera le point de vue d’une loutre… On n’est pas seule­ment face à un regard humain posé sur une image dont l’auteur décrirait les lignes et mou­ve­ments, on entre, d’une cer­taine façon, dans le « détail du monde », dans les per­spec­tives de ceux qui le fab­riquent. 

Ce qui devient intéres­sant pour nous, acteurs, dans cette affaire, c’est aus­si que chez Giono, les humains ne tien­nent pas le pre­mier plan de la fic­tion, et le paysage le sec­ond plan. C’est beau­coup plus riche et ambigu que cela. Les per­son­nages humains sont des sortes d’éponges, imbibées des forces qui poussent dans le monde. C’est l’inverse de la pro­jec­tion roman­tique : ce sont les choses humaines qui sont les reflets du monde vivant qui les entoure, pas l’inverse. Il n’y a aucun intérêt à regarder les his­toires de Giono d’un point de vue psy­chologique, même s’il crée d’incroyables per­son­nages. Car ils sont tou­jours observés d’un point de vue plus éthologique que psy­chologique, autrement dit : ce sont des vivants par­mi d’autres vivants, pour repren­dre la for­mule de Bap­tiste Mori­zot, qui m’a accom­pa­g­né dans ce tra­vail. Par ailleurs, Giono sil­hou­ette des fig­ures puis­santes mais à un moment don­né le fil dra­ma­tique s’effiloche, la psy­cholo­gie se décon­stru­it, on ne sait plus trop où on est… les saisons passent, des méta­mor­phoses ont bel et bien lieu, mais à une autre échelle de temps, beau­coup plus longue.…

C’est bien une autre échelle tem­porelle que pro­pose le spec­ta­cle : par sa durée, le fait qu’il com­mence très tôt, presque à l’aube, et par l’expérience de la marche que sont amenés à faire les spec­ta­teurs entre les épisodes…

Oui, cette ques­tion rejoint celle de la marche, de la ran­don­née, qui est pour nous une tra­duc­tion théâ­trale de la force du temps dans les romans de Giono. Mais ce que la marche per­met aus­si, c’est le change­ment de paysage, de dis­posi­tif, de regard sur le ter­ri­toire qu’on arpente. Quand on est dans un champ en friche, dans un sous-bois, dans le lit à sec d’une riv­ière, notre regard est mod­i­fié par la sit­u­a­tion de notre corps dans le paysage. Être sur une crête, par exem­ple : ta vision est soudain panoramique, et ton vieux corps d’animal sait, sent, que tu es dans un état de regard sur le monde plein de cette sorte de maîtrise que donne la hau­teur ; à l’inverse, dans des espaces à l’ombre et plus resser­rés, on est dans une autre sit­u­a­tion de corps, par­fois presque à l’affût. C’est très intéres­sant de tra­vailler avec ces intu­itions-là, et d’essayer de faire voy­ager le spec­ta­teur d’une sen­sa­tion ani­male à une autre. Quand on quitte la forêt et l’ombre pour entr­er soudain dans une clair­ière ou une prairie, par exem­ple, il me sem­ble que l’ouverture de champ, pré­cisé­ment, crée une sen­sa­tion très forte, quelque chose comme une lib­erté, un appel, la pos­si­bil­ité du mou­ve­ment – presque une envie de galop­er. J’adore imag­in­er cela pour le spec­ta­teur. Donc, on n’est pas seule­ment devant le paysage, on le tra­verse grâce à la marche. Et cette tra­ver­sée implique des sen­sa­tions bien dif­férentes vis-à-vis du paysage que lorsqu’on est instal­lés sim­ple­ment « devant » lui ou « face » à lui comme devant une carte postale ou la toile de fond d’un décor.

Enfin la marche te met en mou­ve­ment ; elle fatigue, aus­si. Comme elle implique la durée, le temps long, elle con­duit à une expéri­ence col­lec­tive qui est tein­tée de cet effort physique, et de cette tra­ver­sée sin­gulière, dans un ter­ri­toire sin­guli­er. Quelque chose de notre « théâ­tral­ité » va for­cé­ment s’épurer alors, se sim­pli­fi­er avec le temps et l’épuisement – à un moment don­né on est juste là avec vous, dans cet état physique que l’on partage et qui nous rassem­ble. On bas­cule d’une cer­taine manière dans le temps présent et com­mun de la per­for­mance, qui prend le pas sur celui de la fic­tion. Mais c’est un marathon dif­férent de ce que pou­vait être Les Trois Mous­que­taires : dans cette tra­ver­sée « en pleine nature », pour le dire vite, il y a quelque chose qui non seule­ment se net­toie dans les formes, mais s’empare surtout de la ques­tion du corps, de notre corps vivant dans le milieu vivant qui l’a fondé, l’a nour­ri, l’a façon­né au cours de l’évolution, et con­tin­ue à le faire.

Jouer dehors, qu’est-ce que cela con­voque comme rap­port par­ti­c­uli­er au jeu ?

Il y a dans cette forme de théâtre, pour moi, un pro­longe­ment de l’enfance : on joue dans les collines, dans les forêts… Les Trois Mous­que­taires, c’était déjà ça, avec la ville comme ter­ri­toire de jeu. On se fab­rique un ter­rain de jeu dans un lieu non dédié a pri­ori au théâtre, un lieu qui vit, qui a son his­toire pro­pre. On y invente nos pro­pres règles, et on entraîne le spec­ta­teur avec nous, dans le réc­it qu’on se racon­te. Et comme il n’y a pas de « décor » importé dans les lieux, il faut tout inven­ter : « on dirait que » ce bâti­ment c’est « chez d’Artagnan », que ce petit sous-bois est une vaste forêt, qu’ici c’est « le plateau Gré­mone » de Que ma joie demeure… On n’est jamais dans un rap­port réal­iste au paysage. À chaque fois on tra­vaille avec des lieux qui ne sont plus, ne sont pas, n’ont jamais été les paysages racon­tés ; on leur redonne une qual­i­fi­ca­tion fic­tion­nelle, et les deux jouent en per­ma­nence : le vrai et le faux coex­is­tent. Par con­tre, ce rap­port enfan­tin au jeu implique une dépense physique immense, une endurance : on passe nos journées dehors à l’infini… c’est une fatigue par­ti­c­ulière. On par­lait tout à l’heure du cadre du regard, mais c’est la même chose pour les acteurs lorsqu’on répète : sur un plateau, pour un acteur, il y a un sas et c’est sim­ple : lorsqu’il entre sur le plateau il « tra­vaille », il doit être con­cen­tré. C’est le noir et le silence qui don­nent le cadrage. Mais en extérieur, en répéti­tion, l’espace de jeu n’a plus de lim­ite, et les acteurs ne savent plus for­cé­ment quand ils sont in ou off… Tout est in d’une cer­taine façon… Mais tout est off aus­si. C’est trou­blant… et ce trou­ble peut créer beau­coup de fatigue… à moins d’être par­ti­c­ulière­ment dis­ci­pliné, ce qui n’est pas mon cas !

Le spec­ta­teur peut éprou­ver un trou­ble du même ordre…

Un défi dra­maturgique et de mise en scène qui se pose est donc celui de la fab­rique de l’attention : com­ment tenir une atten­tion de spec­ta­teur qui n’est pas celle d’un lecteur de roman, mais qui n’est pas non plus celle d’un spec­ta­teur dans une boîte noire dirigeant son atten­tion. Dans un paysage tout est à regarder. On s’appuie sur une hiérar­chi­sa­tion de plans, bien sûr, mais aus­si sur le texte de Giono, sur la parole vivante des acteurs qui le por­tent. Tous les acteurs sont en effet à la fois per­son­nages, nar­ra­teurs et descrip­teurs – puisque l’enjeu est que le vivant ait une place de pre­mier plan dans notre réc­it, il faut garder sa présence dans le texte et donc inscrire la descrip­tion dans le jeu. Mais, mal­gré tout, l’attention con­tin­ue à fuir, et quelque chose échappe en per­ma­nence. Le tour­bil­lon de l’attention est con­cen­trique dans une salle de théâtre, il s’y con­dense et fab­rique de l’intensité émo­tion­nelle, mais quand il n’y a plus de lieu théâ­tral, et lorsqu’en plus il y a de la marche entre les séquences de jeu, il se dis­perse, devient cen­trifuge. Il faut donc une archi­tec­ture dra­maturgique forte, un dis­posi­tif très clair à chaque fois. Mais cadr­er plus, trop dis­ci­plin­er l’attention du spec­ta­teur serait aus­si con­tre­pro­duc­tif, puisque c’est cette porosité qui est recher­chée. Un mot, un geste, dans le paysage s’évanouit aus­sitôt pronon­cé ou exé­cuté : est-ce cet évanouisse­ment qu’il faut tra­vailler et assumer com­plète­ment ? À quel point faut-il se dot­er de points d’appuis pour cap­tur­er l’attention ? C’est un équili­bre de forces à trou­ver, entre le paysage, les vivants qui l’habitent, les acteurs, et le texte, pour réus­sir à créer une expéri­ence intense, émou­vante, et finale­ment, par une autre voie que la voie romanesque, rejoin­dre cette espèce de vital­isme – païen, pan­théiste, niet­zschéen – qu’on trou­ve chez Giono.

Il y a chez lui des moments qui me boule­versent d’une manière inhab­ituelle, des émo­tions que l’on n’éprouve plus dans la vie parce qu’on n’est plus dans de telles rela­tions avec le vivant : comme celle de tra­vers­er un bois seul(e), et de ren­con­tr­er un cerf. Des moments qui à l’échelle de notre vie d’homme ou de femme d’Occident sont des excep­tions par rap­port aux expéri­ences psy­chologiques comme le deuil ou l’amour : on tombe plus sou­vent amoureux dans une vie qu’on ne voit un cerf dans un bois… Com­ment fab­ri­quer de la présence alors, ren­dre sen­si­bles pour le spec­ta­teur des choses qui ne le sont plus ? Com­ment faire que le monde rede­vi­enne sen­si­ble ?

Ce qui est aus­si déli­cat, c’est que ces ques­tions sont sou­vent pol­luées par des mil­liards de dis­cours éco­logi­co-poéti­co-didac­tiques où la sen­si­b­lerie guette dès qu’on par­le de telles sen­sa­tions ; or le vivant, ce n’est pas une petite chose mignonne à pro­téger, ni le miroir de nos psy­cholo­gies meur­tries par le monde indus­triel, ni non plus un sim­ple décor matériel… Com­ment lui faire une place, alors qu’on sait à peine de quoi et de qui on par­le ? Et com­ment lui faire une place dans une forme d’art qui est essen­tielle­ment et fon­da­men­tale­ment anthro­po-nar­cis­sique, comme le théâtre ? 

On cherche le chemin, comme un sen­tier ancien, per­du dans la forêt…

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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