À deux cents mètres de la rue Neuve, en plein centre de Bruxelles, se trouve un lieu extraordinaire, dédié à la création jeune public. La Montagne magique (communément appelée la Moma) a su contrecarrer l’inhospitalité des zones marécageuses sur lesquelles elle a été construite, pour devenir un théâtre ouvert à tous·tes, où l’accueil, la convivialité et la fête sont des règles d’or. Avant d’être montagne, elle était maison. Depuis 1801, son entrée cochère a vu défiler bon nombre de calèches et de hauts-de-forme. Puis, au début du XXe siècle, elle est devenue une banque coloniale, avec la création d’une salle des guichets et d’une salle des coffres. On lui a ajouté une verrière et des portes blindées, encore présentes aujourd’hui. En 1972, la Ville de Bruxelles a ouvert une nouvelle page en y inaugurant le Théâtre des Jeunes de la Ville de Bruxelles.
Mais, d’abord, petit rappel historique…
Au début des années 1970, la Belgique entame un tournant vers le fédéralisme, avec la création de trois communautés culturelles. L’enseignement et la culture sont les premiers domaines à être scindés. Et que recouvre le premier décret de (l’ancêtre de) la Communauté française ? Le théâtre jeune public, qui est en pleine effervescence ! La spécificité de ce décret est de donner l’ensemble des moyens de production aux compagnies. Deux centres dramatiques sont créés : Pierre de Lune à Bruxelles et le Centre dramatique de Wallonie pour l’enfance et la jeunesse Le décret sous-tend une volonté de décentralisation et de démocratisation de la culture. Les compagnies prennent d’assaut les écoles pour y jouer leur spectacle ; malheureusement, les conditions y sont souvent mauvaises (pas facile de transformer une salle de gym ou une cantine en boîte noire…). Parallèlement, des centres culturels, avec des outils professionnels, voient le jour un peu partout.
C’est dans ce contexte que la Ville crée un lieu hors du commun. Au Théâtre des Jeunes de la Ville de Bruxelles, de jeunes adultes apprennent l’alphabet du théâtre pour enfants : fabrication de marionnettes, création de costumes, cours de chant et d’escrime… Parmi ell·eux, on trouve des profils divers : des enseignant.es, des universitaires (sciences économiques, philo…) ou encore un facteur… Pendant vingt ans, son directeur, Marcel Cornélis, et la comédienne Monique Verlay forment des artistes et – quand iels ne sont pas occupé·es à monter les pièces qu’il écrit – il les emmène avec lui à Paris, pour voir ce qui se fait là-bas et prendre le déjeuner chez son ami Brassens. C’est dans ces années-là que se rencontrent les jeunes qui formeront plusieurs compagnies jeune public belges francophones qui traverseront les années : la Galafronie, le Papyrus, la Casquette, Gare centrale, Sac à dos, les Mutants, le Théâtre Isaocèle… Ou encore Yolande Moreau. C’est qu’ils en ont vu passer, du beau monde, ces murs ! Selon les ouï-dire, il y aurait même quelques fantômes qui traînent de-ci, de-là…
En 1992, l’aventure s’arrête, le bâtiment est laissé à l’abandon. Trois ans plus tard, l’échevine de la Culture propose à Roger Deldime et Jeanne Pigeon d’y bâtir le théâtre de leurs rêves. Roger Deldime – fondateur du Centre de sociologie du théâtre à l’ULB et professeur à Charles-Buls (ancêtre de la Haute École Francisco-Ferrer) – est, depuis les années 1970, une personnalité incontournable du secteur. Chercheur émérite, passionné de pédagogie nouvelle, il est aussi très proche des artistes et de leur réalité. Avec Jeanne, son épouse, comédienne familière du jeune public, iels sont convaincu·es de l’importance du théâtre pour œuvrer à l’émancipation et à l’éducation des jeunes. Iels créent la Montagne magique en 1995, du nom du roman éponyme de Thomas Mann. Iels nomment trois axes fondamentaux qui guideront leur travail : voir (des œuvres, des spectacles), faire (expérimenter les arts vivants via des ateliers, des animations, des projets artistiques…) et se former (en tant qu’accompagnant·es, professeur·es, éducateur·ices, parents…). Dix ans après le départ de Roger et Jeanne, ces trois axes sont toujours au centre du projet de la Moma.
Depuis 2015, c’est Cali Kroonen qui en a repris le flambeau. Elle m’accueille dans son bureau un vendredi après-midi. Le théâtre est calme. La dernière représentation de la journée a eu lieu quelques heures auparavant. Pourtant, je crois entendre les murmures des enfants, leur émerveillement dans le grand escalier, l’écho de leurs rires contagieux dans la salle… C’est qu’ici les murs sont magiques, ils gardent tout. Aujourd’hui, après la représentation du matin, un petit garçon s’est esclaffé : « C’était le plus beau spectacle de ma vie ! » Cali s’amuse en me racontant l’anecdote : « C’était le plus beau, mais c’était son premier ! » Elle ajoute qu’elle a de la chance : des petits cadeaux comme celui-là, il y en a tous les jours…
Le théâtre jeune public, Cali est tombée dedans à vingt-six ans. Le récit de sa vie professionnelle est ponctué de rencontres, d’opportunités, de rebondissements et – par-dessus tout – imprégné d’une curiosité et d’une passion à toute épreuve qui – toutes expériences cumulées – font d’elle un des couteaux suisses du théâtre belge francophone. Lorsqu’elle termine son cursus de mise en scène à l’Insas, Cali sait qu’elle ne veut pas être artiste. Très vite, elle est engagée au centre culturel d’Evere, où elle découvre son premier spectacle jeune public. Elle me confie : « J’ai tout de suite pensé que je voulais habiter dans ce pays-là. » Lors de notre rencontre, le champ sémantique de l’habitat reviendra souvent (normal, quand on travaille dans une maison !). Au centre culturel d’Evere, elle touche à tout : la programmation, les ateliers théâtre, les montages-démontages… Après deux années de collaboration dans le cadre de « Noël au théâtre », Cali rejoint la CTEJ – en tant que chargée des relations publiques, d’abord, puis des publications, et, finalement, en tant que codirectrice. En 2015, la Montagne magique cherche sa perle rare… Une voix lui souffle de candidater. Elle constitue le dossier et la magie opère : les clés de la Moma lui sont confiées.
Rencontre avec Cali Kroonen
En 2025, la Montagne magique fêtera ses trente ans et tu souffleras tes dix bougies à la tête de cette institution… Quelles étaient tes envies quand tu es arrivée ?
Quand je suis arrivée, on a gardé tout ce qui avait été mis en place par Roger et Jeanne, à l’exception des publications. Les envies sont nées des rencontres. On a renforcé des liens avec des personnes (les ados notamment) et des lieux (Bronks pour le festival Export/Import, par exemple) qui nous mettent en mouvement. On est à Bruxelles, une ville où on parle plus de 180 langues. Il est important de s’ouvrir à d’autres démarches artistiques, celles de Flandre, du Sénégal, de France, d’Argentine, du Burkina Faso, du Québec, d’Espagne, d’Afrique du Sud, d’Allemagne… et celles du quartier voisin. Dans Export/Import, les spectacles flamands, belges francophones et internationaux bousculent souvent les codes scéniques auxquels s’attendent les adultes et les jeunes. Même les enfants qui ne sont jamais allés au théâtre ont une image précise du théâtre (comme le rideau rouge) qu’on aime chambouler.
Dans le même esprit, nous participons à un projet européen pour vivifier l’interculturalité dans la création jeune public.