Heiner Müller ou le testament introuvable

Heiner Müller ou le testament introuvable

Entretien

Le 18 Mai 1991

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
37
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

JEAN-FRANÇOIS PEYRET : À pro­pos d’HAMLET MACHINE que nous venons de mon­ter, on ne peut par­ler de théâtre tes­ta­men­taire, ni de beau tes­ta­ment (le côté baroud/bras d’honneur) ni de la fin d’une œuvre. D’abord parce que Müller n’a pas cassé, comme Pros­pero, son bâton de magi­cien ni sa pipe. Et puis HAMLET-MACHINE n’a rien d’une œuvre ultime puisqu’elle date de la fin des années soix­ante-dix et que Müller a pas mal écrit depuis, au demeu­rant, l’essentiel des textes par lesquels il est con­nu ici. Mais, de fait, la pièce traite de la fin de quelque chose. En vérité de deux choses : la fin (ou le blocage, l’arrêt de mort) du com­mu­nisme (réel) et, corol­laire­ment sans doute, la fin du théâtre (d’un cer­tain théâtre). Müller, con­sid­érant que le com­mu­nisme est le vrai et seul matéri­au ou sujet trag­ique du XXe siè­cle, tout son théâtre est une entre­prise pour don­ner représen­ta­tion ou fig­ure à cette cat­a­stro­phe, surtout dans la mesure où l’Allemagne est prise dedans. Sché­ma trag­ique, celui du ren­verse­ment du bon­heur au mal­heur : com­ment on passe de la Révo­lu­tion à la Con­tre-révo­lu­tion ; com­ment on passe de Rosa Lux­em­bourg à la RDA, et à la mort de la RDA, le héros trag­ique par excel­lence du théâtre mül­le­rien. Ou encore : com­ment on en arrive à ce que l’on pour­rait appel­er, par une alliance de mots, la dialec­tique trag­ique des chars, ces chars qui sauvent le com­mu­nisme en 1953, 1956, 1968, mais, le sauvant, le tuent. L’achèvent, si on veut.

HAMLET-MACHINE est un moment impor­tant du par­cours. L’hamlétisation des événe­ments de 1956 à Budapest per­met de don­ner forme, exis­tence théâ­trale, au déchire­ment dans lequel est pris le com­mu­nisme qui est des deux côtés : du côté du soulève­ment pop­u­laire en tant qu’il est révo­lu­tion­naire et éman­ci­pa­teur, en tant qu’il est la Révo­lu­tion et du côté de la répres­sion par les chars en tant qu’ils sont les représen­tants du com­mu­nisme réel, de la Con­tre-révo­lu­tion. Ham­let est con­damné à l’inaction (son drame n’a pas lieu). Et Ham­let ce n’est pas tel ou tel, pas Müller en tout cas, con­traire­ment à ce qu’on a pu croire ou ce qu’il a peut-être cru lui-même, Ham­let, si l’on tient absol­u­ment à ce que ce soit quelque chose, c’est le com­mu­nisme lui-même. Aujourd’hui, on ne peut dire évidem­ment que la pièce prophéti­sait les événe­ments tels qu’ils se pro­duisirent, mais elle per­met de saisir une image désor­mais du passé (qui n’est plus d’actualité), image comme immo­bile sur le seuil de notre présent ; elle per­met l’intuition d’une sit­u­a­tion par­ti­c­ulière ouverte par la fin d’une his­toire (et non la fin de l’Histoire) par ce que peut être ou ne pas être l’après com­mu­nisme. Elle mon­tre le cadavre de ce com­mu­nisme-là après Budapest et com­ment il peut se décom­pos­er et com­ment aus­si on le laisse sans sépul­ture. La mort de ce com­mu­nisme-là était comme pro­gram­mée par l’œuvre ; elle était esthé­tique­ment pro­gram­mée mais, encore une fois, pas his­torique­ment « prévue ». Müller n’est pas devin. Il mon­trait que le com­mu­nisme était fini mais aus­si qu’il pour­rait bien n’en pas finir de finir. La sit­u­a­tion était encore plus blo­quée à la fin des années soix­ante-dix, par­ti­c­ulière­ment en RDA (nous sommes après l’affaire Bier­man). On ne pou­vait pas imag­in­er de solu­tion, de réso­lu­tion. C’est l’aspect fin de par­tie de HAMLET-MACHINE. C’est fini et ça n’en fini­ra pas de finir. Müller regarde le chem­ine­ment des vers dans le cadavre mais ce corps en décom­po­si­tion est en même temps pétri­fié, momi­fié. Ça pou­vait dur­er.

HAMLET-MACHINE mar­que aus­si la fin d’un cer­tain théâtre, d’une cer­taine théâ­tral­ité de l’Histoire et du coup de la Révo­lu­tion : la fin de la théolo­gie de la Révo­lu­tion mar­que la fin de la dra­maturgie de la Révo­lu­tion. Ce qui a des con­séquences formelles impor­tantes pour l’œuvre de Müller. Ham­let-machine inau­gure quelque chose par sa rup­ture formelle avec le théâtre mül­lérien précé­dent. Aban­don de ce qu’on pour­rait appel­er la forme-théâtre, fable qui se développe, même si c’est de manière plus brech­toïde qu’aristotélicienne, forme dia­loguée. Dans toutes les pièces précé­dentes et surtout les pièces dites de la « pro­duc­tion », des traits annonçaient cette rup­ture, sig­nalaient des frac­tures, mais avec HAMLET-MACHINE, le saut est accom­pli. Et un saut dans l’épique, le nar­ratif : « J’étais Ham­let », etc. Seule LA MISSION revien­dra à ce que j’appelle cette forme-théâtre mais comme pour un adieu à cette théologie/ dra­maturgie de la Révo­lu­tion. C’est peut-être cette pièce qui serait vrai­ment tes­ta­men­taire .. .

Georges Banu : Le spec­ta­cle offre l’image d’une fin vio­lente, la fin des pères du marx­isme, la chute de leurs stat­ues. Cette image emblé­ma­tique est celle d’un arrêt brusque que je perçois comme pou­vant s’inscrire dans cette galax­ie du com­mu­nisme, comme Bar­ba finis­sant TALABOT avec des déchets, ce qui reste ce ne sont que les déchets des années soix­ante —dans HAMLET-MACHINE, il y a les bustes qu’on a vus longtemps sur les bureaux dans les pays de l’Est et qui sont là fendus et ensanglan­tés.

J.-F.P. : Si on y regarde de près, il n’y a pas, après l’épreuve de la peste (peste à Buda), celle du soulève­ment impos­si­ble, celle de Budapest où le nar­ra­teur-Ham­let (qui, en bon Ham­let, est Ham­let et n’est pas Ham­let …) fait l’expérience d’un déchire­ment schiz­o­phrénique (il est à la fois du côté de la foule et dans la tourelle du char, etc), comme issue, sor­tie, com­ment dire?, ligne de fuite ? Seule­ment le geste raskol­nikovien de planter des haches dans les crânes de ces trois vieilles usurières du com­mu­nisme que sont Marx, Lénine, Mao. C’est seule­ment une de ces hypothès­es : tuer les spec­tres, s’en pren­dre à eux et se venger sur eux de l’échec du com­mu­nisme. Nous con­nais­sons. (Sim­ple­ment il y a des haches plus ou moins matérielles, plus ou moins théoriques). C’est un des effets de la mort du com­mu­nisme : des Ham­let-Raskol­nikov plantent des haches dans les têtes des pères fon­da­teurs. Mais ce n’est pas le seul effet de cet arrêt de mort du com­mu­nisme : il y a la sor­tie ter­ror­iste (ici mar­quée par Elec­tre, celle qui tra­versera nos cham­bres avec des couteaux de bouch­er) mais aus­si l’effondrement dans le rien, dans l’ère du vide : on ren­tre chez soi et on regarde la télévi­sion, cette grande déter­reuse de spec­tres. HAMLET-MACHINE pointe cette chose déci­sive pour nous aujourd’hui : la « sor­tie » hors de la dra­maturgie de l’Histoire (ou sa théâ­tral­ité) est une ren­trée dans la vision (ou absence de vision) médi­a­tique de l’Histoire. Dans l’impossibilité de vivre son drame dans le soulève­ment de 1956, Ham­let ren­tre chez lui et regarde la télévi­sion. C’est en ce sens que la pièce a une énergie actuelle, pour main­tenant, et qu’il y a peut-être quelques raisons de la mon­ter aujourd’hui, et d’en faire un autre usage qu’il y a onze ans quand Jour­d­heuil la créa. Elle est à la cou­ture de ce passé (le com­mu­nisme, sa mort, son cadavre, son spec­tre) et de notre présent qui est con­fron­té à cette ques­tion : que reste-t-il après le retrait des grandes dra­matur­gies, des grandes visions dra­maturgiques de l’Histoire, de la vie qui s’achèvent par ham­léti­sa­tion ? Peut-être même pas des mots, des mots, des mots, mais ce qui est pire encore, des images, des images, des images et, par sur­croît, des crim­inels, des Raskol­nikov. Les grandes dra­matur­gies meurent sans laiss­er d’autre tes­ta­ment que l’œuvre de Dos­toïevs­ki. HAMLET-MACHINE nous dirait aujourd’hui quelque chose dans cette direc­tion.

Est-ce que cela a un rap­port avec l’idée de déchet ? Oui, si les spec­tres sont des déchets parce qu’ils sont ce qui reste ou ce qui revient de ce qu’on croit mort ! À mon avis ces coups de hache con­fir­ment plutôt l’idée d’un tes­ta­ment impos­si­ble, ou plutôt introu­vable. L’injonction des pères, ce qu’ils don­nent en un sens à hérit­er est inten­able. Là réside une autre lec­ture du thème ham­léti­co­raskol­nikovien. Il n’y a pas de tes­ta­ment ; voilà pourquoi l’héritier est (devient) un assas­sin (comme papa ?). Com­ment hérit­er de ce qui ne passe pas ? Le tes­ta­ment serait cen­sé assur­er le pas­sage, la passe, la pas­sa­tion. Mais com­ment faire pass­er ce qui ne « passe » pas ; que les pères soient crim­inels (tout autant que les oncles qui ne sont que leurs dou­bles mimé­tiques) ? Mais voyez Raskol­nikov ne peut pas hérit­er de Napoléon : tuer l’usurière n’est pas dans le tes­ta­ment de Napoléon. Donc ce tes­ta­ment ou cet héritage n’ont plus de sens. Et il n’y a rien de pire que cette forme d’impossibilité du tes­ta­ment. C’est sans doute ce qui arrive avec notre héritage dans lequel le com­mu­nisme, mal­gré qu’on en ait, est un gros morceau : on ne sait plus quel sens lui don­ner. Même pas de tra­vail de deuil : on laisse le cadavre se décom­pos­er en feignant de l’oublier parce que la télévi­sion (dont la dra­maturgie n’est pas le fort) a déjà autre chose à s’occuper !

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Georges Banu
Jean-François Peyret
Heiner Müller
1
Partager
Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
Jean-François Peyret
Jean-François Peyret est auteur, metteur en scène et traducteur. Il a codirigé avec Jean Jourdheuil...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements