Le geste testamentaire

Le geste testamentaire

Notes brèves sur les pouvoirs du théâtre

Le 29 Mai 1991

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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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« Nous devons faire renaître cet impact orig­inel de l’in­stant où un homme (acteur) est apparu pour la pre­mière fois en face d’autres hommes (spec­ta­teurs) exacte­ment sem­blable à cha­cun d’entre nous et cepen­dant infin­i­ment étranger, au-delà de cette bar­rière qui ne peut être franchie. »

Kan­tor, Le THÉÂTRE ET LA MORT

AVANT de devenir décor ou machine, le théâtre est un site : paysage achéron ; lieu d’intense com­mu­ni­ca­tion entre les vivants et les morts.

Que dit au juste Genet, lorsqu’il exhorte Blin, met­teur en scène des PARAVENTS, à ce que tout soit « réu­ni afin de crev­er ce qui nous sépare des morts » et à « tout faire pour que nous ayons le sen­ti­ment d’avoir tra­vail­lé pour eux et d’avoir réus­si », sinon que les défunts for­ment la mul­ti­tude du pub­lic, dans laque­lle va se fon­dre, et se trou­ver ain­si légitimée, la minorité des spec­ta­teurs vivants ?

Pour com­mencer, hasar­dons ceci : l’acteur comme un spec­ta­teur avancé, sim­ple­ment plus engagé que le spec­ta­teur dans ce com­merce avec l’invisible qu’implique l’acte théâ­tral. Le temps de la représen­ta­tion, la mort enveloppe le spec­ta­teur, mais l’acteur, lui, elle le tra­vaille.

Le seuil

Et si ce qu’on appelle le per­son­nage (que l’acteur va pren­dre en charge, comme sur ses épaules) n’était qu’un effet de ce pas­sage de lim­ite ou de fron­tière, de ce fran­chisse­ment de seuil ou de cette prise de champ qui nous per­met, au théâtre, de saisir la vie depuis la mort afin de la mimer et de la dire en entier ?

L’Antigone de Sopho­cle, par­a­digme du per­son­nage dra­ma­tique, pour laque­lle « la vie n’est abor­d­able, ne peut être vécue et réfléchie, que de cette lim­ite où déjà elle a per­du la vie, où déjà elle est au-delà — mais de là, elle peut la voir, la vivre sous la forme de ce qui est per­du » (Lacan, Le SÉMINAIRE, Livre VII : L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE).

Au seuil de l’invisible, non pas d’outre mais de la tombe, celui qui se sait dès la nais­sance con­damné à dis­paraître délivre son « tes­ta­ment de mort ». Car « On ne pense, on ne par­le avec force que du fond de son tombeau : c’est là qu’il faut se plac­er, c’est de là qu’il faut s’adresser aux hommes » (Diderot, Essai SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ET DE NÉRON, II, 7).

Je ne sais si le théâtre est un art suff­isam­ment philosophique pour nous « appren­dre à mourir », du moins nous per­met-il de met­tre nos pas dans les traces des morts.

Le site orig­inel du théâtre, ce lieu d’échange entre la vie et la mort, il revient à Strind­berg de le rebap­tis­er à l’aube du XXe siè­cle. C’est l’«île des morts », la TOTEN-INSEL, cette pein­ture de Bôck­lin qui encadre la scène et sert d’emblème à l’éphémère (1907 – 1910) et décisif Inti­ma Teatern.

Strind­berg l’écrivain est un colon. L’ÎLE DES MORTS donne une image du ter­ri­toire par lui colonisé. Une base, une zone franche de l’autre côté, à par­tir de laque­lle il pour­ra, dans le frag­ment dra­ma­tique inti­t­ulé pré­cisé­ment L’ÎLE DES MORTS, « décrire le réveil après la mort » ou dépêch­er les créa­tures de ses pièces de cham­bre : revenants pour maisons han­tées.

L’écrivain, lui-même en pos­ture tes­ta­men­taire ; son œuvre tou­jours déjà posthume. Strind­berg, qui mul­ti­plie les déc­la­ra­tions comme quoi il est un mort vivant : « En écrivant beau­coup, j’ai fait de ma vie la vie d’une ombre ; j’ai le sen­ti­ment de ne plus me déplac­er sur terre mais de flot­ter sans pesan­teur dans une atmo­sphère qui n’est pas faite d’air mais de ténèbres » (let­tre de 1887 citée par C.G. Bjurström dans son Intro­duc­tion à I’ŒUVRE AUTO-BIOGRAPHIQUE). Strind­berg qui, au lieu de la vivre, écrit la légende de sa pro­pre vie dans ses textes auto­bi­ographiques ou bien qui se pro­jette sur la scène afin de nous don­ner à enten­dre et à voir sa parole et son geste tes­ta­men­taires.

Au com­mence­ment de la représen­ta­tion, le relève­ment du per­son­nage.

L’archaïque

Aller au théâtre, c’est pren­dre le risque, c’est courir la chance de ren­dre vis­ite aux morts — ou d’être par eux vis­ité. Jeu con­fon­dant où les morts se tien­nent debout, plus grands que nature, par­lent et agis­sent avec force, tan­dis que nous, les vivants, ne le sommes plus que par procu­ra­tion, réduits deux heures durant à une envoû­tante pas­siv­ité, soumis à l’attraction exclu­sive de ces grands fan­tômes, de ces mag­nifiques cadavres ambu­lants portés par lesac­teurs.

Du per­son­nage, nous défalquons la per­son­ne. Et ne retenons que le masque. Plus exacte­ment ce masque mor­tu­aire attaché à des rit­uels qui sont à l’origine du théâtre.

Le per­son­nage dans la grandeur et la splen­deur de sa « ressem­blance cadavérique » (Blan­chot) exhaussé par un vivant, l’acteur. Mû par un vivant qui s’est détaché du groupe humain ici rassem­blé afin d’être lui-même un pont entre l’une et l’autre rive.

Récrivant La MUSICA, Duras recom­pose les per­son­nages à par­tir de leur pro­pre dépouille : Marie et Michel Nol­let (que déjà, dans la pre­mière MUSICA, elle n’appelait publique­ment qu’Elle et Lui), elle les désigne désor­mais, dans La MUSICA DEUXIÈME, comme le « mort » et la « morte debout ».

Ce lieu où tou­jours l’archaïque réémerge dans l’actuel. Archaïque comme déjà, à l’o­rig­ine du théâtre, la langue du chœur.

Avène­ment tou­jours recom­mencé, au théâtre, de la langue des morts. L’archaïque éclaire d’étrangeté le monde dans lequel nous vivons et, à par­tir de ce lieu déter­ri­to­ri­al­isé, de cette enclave sym­bol­ique au cœur du réel, le théâtre, propage la bonne inquié­tude.

Duras entail­lant la pièce de naguère afin de l’ouvrir à ça : l’archaïque, la langue des morts.

Sous l’apparence d’un échange de répliques entre vivants, le dia­logue des morts.

Le testament

Théâtre-tes­ta­ment : une dra­maturgie qui n’est plus un enchaîne­ment d’actions, une somme d’actes résumant les choix d’une vie et l’exercice respon­s­able d’une lib­erté (comme a encore pu rêver Sartre au moment même où Beck­ett s’imposait); une dra­maturgie en quelque sorte rétro­spec­tive, non plus pri­maire mais sec­ondaire, qui ramasse d’un seul geste — le geste tes­ta­men­taire — la total­ité d’une exis­tence puis l’égrène, moment après moment, comme un chapelet.

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Jean-Pierre Sarrazac
Jean-Pierre Sarrazac est auteur dramatique, professeur d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle et au Centre...Plus d'info
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