Le photographe ou la mémoire paradoxale

Le photographe ou la mémoire paradoxale

Le 25 Mai 1991

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Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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« NOUS n’aurons plus jamais notre âme de ce soir. » À la suite de Paul Ver­laine —qui, lui, bien sûr, par­lait d’amour —,tout comé­di­en, tout met­teur en scène pour­rait (se) dire cela, tant chaque soirée de théâtre n’est jamais « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». Ain­si chaque soirée est-elle par principe à la fois inau­gu­rale et tes­ta­men­taire, toute représen­ta­tion, d’une cer­taine manière, à la fois une pre­mière et une dernière. De ce moment unique où, dans le noir des soirs, quelque chose qui n’existe pas arrive, se délivre et s’en­fuit, il ne reste rien pour le spec­ta­teur que le sou­venir, pos­si­ble­ment fri­able, de cette mirac­uleuse scan­sion. Car, ni les pein­tres, ni les graveurs du temps passé, occupés à immor­talis­er un état pré­cis du théâtre à une époque don­née, n’auront œuvré— et d’ailleurs, com­ment l’auraient-ils pu ? — pour que, même par-delà la mort des créa­teurs et des inter­prètes, demeurât la part intime du théâtre. Un geste, un regard, le grain de la peau pris dans la lumière, le corps active­ment cap­té par la géo­gra­phie d’un espace… cet immense album de traces, seuls les pho­tographes ont pu l’entreprendre. Du coup, ce qui sem­blait devoir être dilapidé et qui, de fait, depuis que le théâtre est théâtre, s’invente et se forge en fonc­tion de cette dis­pari­tion —, trou­ve sur papi­er mat ou glacé une façon de péren­nité. Mémoire para­doxale donc, s’il en est, qui offre à l’art évanes­cent du met­teur en scène la matière d’un héritage et qui, ten­tant d’étreindre le fugace, l’assigne à fix­ité pour l’éternité. Mais aus­si, art vam­pire que celui de la pho­to de théâtre, nour­ri par déf­i­ni­tion d’un art « d’apport » for­cé­ment extérieur.

Bernard Mor­li­no a un jour ren­con­tré Antoine Virez. C’était en 78, à Ivry. Le met­teur en scène tra­vail­lait à « ses » qua­tre Molière. Le pho­tographe n’a plus quit­té les comé­di­ens. Par la suite, il lui est arrivé, mais pas sys­té­ma­tique­ment, de pho­togra­phi­er d’autres spec­ta­cles d’Antoine Vitez, tou­jours en amoureux, plus qu’en spé­cial­iste. C’est aus­si en amoureux, et non en théoricien, qu’il par­le de cela. C’est pourquoi, à l’entretien dis­cur­sif nous avons préféré le frag­ment. Ou plutôt, des frag­ments, en guise de légen­des à ces clichés, allant du plan fixe à l’éclat qua­si sub­lim­i­nal.

Antoine

Je le pho­tographi­ais sou­vent en répéti­tion. Une fois, à Ivry, en 80, je lui ai demandé si je pou­vais le pren­dre tout seul. 11 a totale­ment joué le jeu, et après, il m’a sim­ple­ment dit : « On a bien tra­vail­lé ». Ce soir-là, j’ai essayé de ne pas le trahir, de célébr­er l’in­stant, comme si je voulais le définir dans une image ; si c’est pos­si­ble.

Développement

Dévelop­per une pho­to, c’est un peu la met­tre en scène.

Portrait

Il ne faut pas que le pho­tographe prenne le pou­voir sur le sujet. J’ai tou­jours préféré faire un beau por­trait de Vitez qu’une belle pho­to signée par moi.

Testament

Antoine repre­nait les mêmes spec­ta­cles, comme s’il voulait déclin­er l’éphémère. Elec­tre et Faust étaient des œuvres tes­ta­men­taires, des « cathé­drales de signes », comme il dis­ait.

Appareil photo

Il avait presque tou­jours un petit appareil dans son sac. Il pre­nait beau­coup d’in­stan­ta­nés lui-même en répéti­tion. Était-ce un hom­mage à son père pho­tographe ?

Mort

Un bon pho­tographe est un pho­tographe mort, car la pho­to se fonde sur la nos­tal­gie. La mort du pho­tographe décu­ple l’in­ten­sité du sou­venir figé. Une fois dis­paru, il a don­né ; avant, il n’a que pris. C’est donc quand je serai mort que mes pho­tos seront bonnes. Une pho­to de mort est tou­jours chargée : n’y a‑t-il pas là un malé­fice ?

Comédiens

Il y avait tout le monde : Fontana, Del­saert, Gastal­di, Val­adié, Stran­car, San­dre, Durand, Mar­tin … Ils étaient tous jeunes, très jeunes. J’ado­rais pho­togra­phi­er Val­adié, à cause de la palette de ses expres­sions. Pour moi, c’é­tait elle le Gérard Philippe de la bande. Je la suiv­ais sou­vent en guet­tant ce quelle allait faire. Quant à Del­saert, quand je le pre­nais en pho­to, je savais qu’il ne vivrait pas vieux. J’avais fait tout un sujet sur lui : il part de chez lui pour aller jouer Alces­te, il con­duit sa voiture, il arrive au théâtre, il se maquille, il joue. Je savais com­ment il vivait et qu’il allait mourir. Il avait quelque chose de Ter­ence Stamp, et aus­si de Peter O’Toole.

Couples

J’aimais bien pho­togra­phi­er les cou­ples, pas tant les deux per­son­nes, que ce qui se passe entre les deux per­son­nages.

Ivry

C’est là que j’ai ren­con­tré le théâtre. J’ai tout de suite sen­ti qu’il se pas­sait quelque chose dans ces pré­fab­riqués. Je rôdais tout le temps avec mon Leica — je crois d’ailleurs qu’An­toine aimait bien ce côté « rôdeur » — et per­son­ne n’en­tendait rien.

Mouvement

J’aime bien pho­togra­phi­er les dos, ou le mou­ve­ment.

Nuit

Les comé­di­ens ne jouent plus. C’est la nuit totale, et la pho­to est tou­jours là.

Présent

Une pho­to, c’est du présent qui est mis en boîte. Il faut que le théâtre meure pour qu’on puisse la regarder.

Retrouvailles

Quand on voit une image plusieurs fois, on la mémorise ; quand on la retrou­ve, on est con­tent, parce qu’on la con­naît.

Seul

À des moments, je me dis­ais que j’é­tais seul à voir cela.

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Antoine Vitez
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