Voyage : d’une œuvre ultime à l’autre

Voyage : d’une œuvre ultime à l’autre

Le 14 Mai 1991

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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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ŒDIPE À COLONE est incon­testable­ment l’ultime pièce de Sopho­cle. Il l’écrit à l’âge de qua­tre-vingts ans et meurt peu après. Elle ne sera jouée qu’après plusieurs années et rem­portera le pre­mier prix du con­cours des tragédies. C’est la plus longue des tragédies grec­ques con­nues. Au lieu des trois acteurs tra­di­tion­nels, elle en exige prob­a­ble­ment qua­tre pour être jouée. Son sujet est la mort d’Œdipe, der­rière laque­lle il faut sans doute voir en fil­igrane la mort de Sopho­cle lui-même. À plusieurs repris­es, elle affirme qu’Œdipe n’est pas vrai­ment respon­s­able des crimes que met­tait en scène la tragédie, bien antérieure, d’ŒDIPE ROI. Le dernier Œdipe, certes crim­inel, n’en est pas moins admirable et man­i­feste ain­si l’ambivalence du sacré. Son corps même est un enjeu poli­tique con­sid­érable, car un ora­cle a prédit que le pays où il mour­rait obtiendrait la vic­toire. Mourant, Œdipe dis­pose donc de deux pou­voirs de portée inter­na­tionale : il peut pro­téger Athènes con­tre Thèbes, ce qu’il accepte, ou pro­téger Thèbes con­tre Argos, ce qu’il refuse. Thèbes, sa patrie, est donc con­damnée. Par l’élection divine, l’individu s’est désol­i­darisé de sa cité. Sa mort est ain­si le lieu du prob­lème le plus vaste et le plus émou­vant.

LA TEMPÊTE est-elle la dernière pièce de Shake­speare ? Ce n’est pas évi­dent. La date de sa créa­tion est tar­dive, mais incer­taine : 1611 ou 1612. Shake­speare ne mour­ra qu’en 1616. Mais un HENRI VIII a été joué en 1612 ou 1613. Toute­fois, il n’est peut-être pas de Shake­speare. L’incertitude chronologique nous con­traint à admet­tre que la posi­tion de LA TEMPÊTE comme ultime est moins attestée que mythique ; comme telle, elle jouit d’un assen­ti­ment uni­versel. Cette con­tra­dic­tion ultime — non ultime est loin d’être la seule. La struc­ture de la pièce abonde en con­tra­dic­tions non résolues. Tragédie ou comédie ? La pièce est en général classée comme comédie, mais les élé­ments trag­iques n’y man­quent pas. L’action ne dure que trois heures, non par un souci de con­cen­tra­tion alors incon­nu, et pour­tant, pas plus qu’avant, la cohérence n’est recher­chée ; y est sub­sti­tuée une démarche pleine de loisir. Le poé­tique et le comique s’y jux­ta­posent et s’y entremê­lent, bien plus que dans l’œuvre antérieure. Même duplic­ité au niveau des per­son­nages : il y a à la fois Ariel et Cal­iban, et ce dernier est lui-même dédou­blé en deux images, une belle, dont il se vante, celle du colonisé, et une vilaine, for­mée et répan­due par le colonisa­teur. La con­tra­dic­tion ain­si érigée en principe s’avère con­fort­able. Shake­speare la manie avec une sou­veraine aisance. En renonçant à la magie, Pros­pero se met lui-même en ques­tion. La fan­tas­magorie était l’âme de la pièce et son aban­don sig­ni­fie la fin du théâtre. Les dieux déchus n’ont plus qu’à entr­er dans un cré­pus­cule wag­nérien, jus­ti­fi­ant ain­si que LA TEMPÊTE soit ultime.

La dernière pièce que Corneille ait écrite est la tragédie de SURÉNA. Son héros, général parthe, a sauvé le roy­aume, et le roi Orode veut, pour se l’attacher autant que pour le récom­penser, qu’il épouse sa fille. Mais Suré­na aime ailleurs et préfère se laiss­er tuer par son roi plutôt que renon­cer à son amour. Ce sujet est traité avec autant d’austérité dans la rigueur que dans la pas­sion. Il prê­tait à des évo­ca­tions pit­toresques, que Corneille n’avait pas méprisées dans ATTILA. Plu­tar­que dis­ait que Suré­na avait tou­jours avec lui mille chameaux pour ses bagages et deux cents char­i­ots pour ses con­cu­bines. Corneille, lui, a évité à ses per­son­nages tout mou­ve­ment inutile. Ne se divisant qu’en dix-huit scènes, la pièce est la moins découpée de toutes ses œuvres. Le lieu, comme sou­vent, est un palais ; mais ce palais est her­mé­tique­ment isolé du monde extérieur ; aucune opin­ion publique, aucune émo­tion pop­u­laire n’y parvi­en­nent jamais ; il n’est que le lieu abstrait d’une expéri­ence dra­maturgique. L’action, sub­tile et insis­tante, est impi­toy­able comme un théorème. Mais SURÉNA est aus­si une tragédie d’amour, juste­ment parce qu’il ne tri­om­phe que par la mort. Corneille a soix­ante-huit ans quand il l’écrit. Pour ses per­son­nages, l’amour, bien que con­damné par le pou­voir, inutile et même dan­gereux dans le con­texte poli­tique, est la valeur suprême. La ten­dresse, le dia­logue brûlant de pas­sion con­tenue, mal­gré ou à cause de la pudeur de l’expression, illu­mi­nent toute l’œuvre d’une flamme nou­velle. Le vieux poète est-il ébran­lé par un intérêt jamais avoué pour les créa­tions de son jeune rival, ce Racine qui vient de faire jouer son Iphigénie ? Il ne renonce en tout cas ni au réal­isme poli­tique le plus cru­el ni au sen­ti­ment le plus ardent. Mais le mélange de ces deux ressorts allait se révéler déto­nant.

Par cette struc­ture, SURÉNA aban­donne la ten­ta­tive machi­avéli­enne de met­tre l’amour au ser­vice de la poli­tique, qui avait si sou­vent servi Corneille dans ses œuvres antérieures. Ici, le pou­voir tri­om­phe du sen­ti­ment sans lutte appar­ente. Il l’immole en silence, par une sorte de néces­sité naturelle. Au niveau poli­tique, le drame est aus­si élevé qu’à celui de l’amour. Orode n’est pas plus méchant ni plus per­fide qu’il ne faut. Il est con­scient de la néces­sité poli­tique de la soumis­sion ou de l’élimination de Suré­na. Aucun accom­mode­ment n’étant pos­si­ble, le prob­lème, de poli­tique, devient mil­i­taire. Suré­na dis­pose de l’armée. On a su le faire entr­er, seul, dans le palais ; par une ruse sem­blable, Athalie sera attirée dans le Tem­ple des Juifs. Une « main incon­nue » lui lance la flèche mortelle. Avec lui meurt l’éthique de la gloire, naguère tri­om­phante.

Pou­vait-il en être autrement ? Bien analysée, la sit­u­a­tion ne per­met aucune action. Un étrange non-agir s’installe, curieuse­ment hérité des tragédies de la lamen­ta­tion du XVIe siè­cle. On ne peut ni agir ni même par­ler ; on ne peut que mourir. De fait, le drame sen­ti­men­tal et le drame poli­tique con­ver­gent vers la même solu­tion. Que Suré­na soit tué par un agent du roi ou qu’il meure de dés­espoir pour avoir accep­té un mariage dynas­tique, la mort est au bout de toutes les avenues. Naguère, elle n’était qu’une men­ace aléa­toire ; elle est main­tenant inéluctable. Aus­si la tragédie, dès son pre­mier acte, est elle un hymne funèbre. Les per­son­nages ne lut­tent plus ; ils chantent l’acceptation de la mort. Une con­cep­tion si rad­i­cale ensevelit la tragédie sous sa pro­pre ruine. SURÉNA est bien une œuvre tes­ta­men­taire.

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