« Il faut laisser les bestioles un peu lourdes et « carapaçonnées » : hippopotames, éléphants et autres animaux … »

« Il faut laisser les bestioles un peu lourdes et « carapaçonnées » : hippopotames, éléphants et autres animaux … »

Le 22 Déc 1994
Odilon Redon. LA MORT : MON IRONIE DÉPASSE TOUTES LES AUTRES. Illustration pour LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE de Gustave Flaubert, 1889.
Odilon Redon. LA MORT : MON IRONIE DÉPASSE TOUTES LES AUTRES. Illustration pour LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE de Gustave Flaubert, 1889.

A

rticle réservé aux abonné.es
Odilon Redon. LA MORT : MON IRONIE DÉPASSE TOUTES LES AUTRES. Illustration pour LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE de Gustave Flaubert, 1889.
Odilon Redon. LA MORT : MON IRONIE DÉPASSE TOUTES LES AUTRES. Illustration pour LA TENTATION DE SAINT-ANTOINE de Gustave Flaubert, 1889.
Article publié pour le numéro
Lettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives ThéâtralesLettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives Théâtrales
47
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

« Dans ce cube gris1, on va vivre six heures par jour. Il faut vous l’ap­pro­prier. Il faut que vous fassiez de ce bloc abstrait, votre machine à rêver. Prof­itez du soleil quand il arrive et essayez de vous laiss­er tra­vers­er par des choses aux­quelles vous ne vous attendiez pas. »

Le met­teur en scène Claude Régy, vient de planter le décor et de don­ner le ton d’un stage qu’il va diriger à la Mai­son du Spec­ta­cle, à Brux­elles, du lun­di 16 mai 1994, 13 heures au same­di 4 juin 1994, 19 heures. Ce stage a été organ­isé par le C.I.F.A.S.2, pour treize comé­di­ens belges et français3, choi­sis par Claude Régy, après deux audi­tions. Ils vont tra­vailler avec le texte de Mau­rice Maeter­linck : LES AVEUGLES.

Le texte qui suit est une libre com­po­si­tion du Cahi­er rouge4. Un « mon­tage » qui tente de don­ner sous une forme con­den­sée et au style direct, la syn­thèse de 14 jours de tra­vail. Un « aperçu » de trois semaines, durant lesquelles les Aveu­gles (les sta­giaires), vont chercher et chercher, très sou­vent dans le désar­roi, face au regard ten­du du met­teur en scène, ce grand bavard chercheur de silence qui leur demande à la fois de tout dire et ne rien dire. Tout dire et ne rien dire à la recherche du Silence…

C’EST TERRIBLE, un acteur qui par­le et qui ne dit rien ! Le bruit que l’on entend à ce moment-là est nocif. Il faut que la phrase soit une néces­sité. Il faut que la phrase soit un bruit neu­tre. La mer par exem­ple. Il faut que la phrase perde l’habi­tude du geste et de l’in­to­na­tion atten­dus. Il faut que le silence de la phrase vous par­le et nous fasse sen­tir l’au-delà du sens. Il faut que la vibra­tion de la phrase soit plus impor­tante que le sens de la phrase. Il faut retrou­ver la vraie nature de la phrase en draguant dans le fond toutes les pos­si­bil­ités. Parce que l’Aveu­gle dit : « j’ai peur quand je ne par­le pas »5, il faudrait inven­ter une langue où par­ler n’est pas essen­tiel ! (Il s’im­mo­bilise un instant comme pour arrêter du même coup les faux mou­ve­ments ou sus­pendre le geste juste.) Nous n’avons tou­jours pas atteint ce que nous cher­chions mais ce n’est pas grave, c’est fréquent, puisque l’essen­tiel de ce que nous sommes est dans ce monde qui nous échappe. « Le sens du mys­tère, c’est d’être tout le temps dans l’équiv­oque, dans les dou­ble, triple aspects, des soupçons d’aspects (images dans images), formes qui vont être, ou qui le seront selon l’é­tat d’e­sprit du regardeur. Toutes choses plus que sug­ges­tives, puisqu’elles appa­rais­sent. »6. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas l’at­tein­dre qu’il ne faut pas le chercher et que ça vous empêche de faire du théâtre. Nous cher­chons le secret que nous ne pou­vons exprimer dans nos lim­ites humaines, mais nous cher­chons, avant toutes choses, toutes les petites issues de sec­ours pos­si­bles qui nous per­me­t­traient de son­der ce secret sans nous oblig­er de trou­ver le courage, sans nous oblig­er de faire l’ef­fort red­outable d’aller au-delà de nos lim­ites. Alors, on déraille très vite vers le flou, l’im­pré­cis, et avec l’in­tu­ition moyenne de ceux qui hési­tent, on lance quelque chose en se dis­ant : « Ça va faire l’af­faire ! ». Il n’y a pas de recette, ni d’in­to­na­tion, ni de com­men­taire, ni de juge­ment. Pour qu’il y ait tout, il faut qu’il n’y ait rien, mais il ne faut pas que ça vous décourage de faire du théâtre. Songez ! Songez à votre mémoire et essayez de vous sou­venir du temps d’a­vant la haine, ce temps inabor­d­able d’a­vant la parole. (Il se décon­tracte douce­ment pour agrip­per l’ourlet de son veston, se tire tout entier vers l’ar­rière et croise ses mains dans le dos. )Essayez de retourn­er au par­adis pour trou­ver le bon­heur de la mort parce que, comme vous le savez, il y a une com­mu­ni­ca­tion inces­sante entre la vie et la mort et chaque phrase est comme un clig­no­tant qui rend vis­i­ble l’in­fil­tra­tion de la vie dans la mort ou l’in­verse et Munch aimait à met­tre en relief la liai­son entre la vie et la mort. « La chaîne s’établit » écrivait-il « et relie les mil­liers de généra­tions dis­parues aux mil­liers de généra­tions à venir » et la femme – notam­ment chez Munch – sert à trans­muter et à trou­ver la voie vers le divin, le divin c’est‑à­ dire la dimen­sion qui nous dépasse, je vous le répète, la femme aide les hommes à ça (soupirs et fatigues), la femme aide les hommes à être plus que des hommes (pleurs et rires) parce que, en même temps que vous tra­vaillez sur la mort vous tra­vaillez sur l’acte créa­teur et l’acte qui ouvre la pos­si­bil­ité sur la créa­tion, c’est ce qui fait qu’on n’ar­rive plus à par­ler car par­ler n’aide pas à com­pren­dre comme par­ler n’aide pas à se sou­venir, puisque la parole en même temps qu’elle nous aide, elle nous lim­ite et nous oblitère ; je vous assure encore une fois puisque vous n’avez pas l’air d’y croire que lorsque vous arrivez à créer une matière muette ça devient très intéres­sant er vous vous approchez de la vérité. (Soupirs et fatigues). La vérité, je veux par­ler de cette chose infor­mu­la­ble qui doit pou­voir vous ébran­ler à un moment ou à un autre. (Rires et pleurs). Je sais que nous ne sommes pas physique­ment équipés pour vivre l’é­ter­nité mais ça ne doit pas vous décourager de faire du théâtre et puisque « Il y a quelque chose entre le ciel et nous »7, essayons d’en­ten­dre les étoiles et de chercher le soleil… D’i­ci une huitaine de jours, ça ira mieux ! On ne va pas repren­dre. J’ai trop par­lé. Vous devez dormir. À demain !

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
5
Partager
Corinne Rigaud
Corinne Rigaud est née à Orange, un trois avril. Elle a déjà dit qu’elle aimait...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements