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Réflexion

Dramaturges

Le 30 Juil 1999
Scali Delpeyrac et Guy Perroc dans L'ÉVEIL DES TÉNÈBRES de Joseph Danan, mise en scène Jacques Kraemer. - Photo Jean-François Lange.
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ON NE LE SAIT QUE TROP, le vingtième siè­cle théâ­tral est le siè­cle du met­teur en scène … Il ne s’ag­it pas ici de brandir con­tre lui l’au­teur oublié. Soyons juste, il l’est de moins en moins. Depuis quelque temps il a entamé son retour. Un long retour.
Mais si le développe­ment de la mise en scène comme art spé­ci­fique ne cesse d’être observé et analysé, il me sem­ble qu’on ne l’a peut-être pas suff­isam­ment envis­agé du point de vue de l’au­teur, ni mesuré ses con­séquences sur l’écri­t­ure dra­ma­tique. En clair, on ne s’est peut-être pas vrai­ment demandé ce qui avait changé pour l’au­teur avec l’émer­gence (et la per­sis­tance par­fois insis­tante) de la fig­ure du met­teur en scène.

Ce qui se pro­duit à la fin du dix-neu­vième siè­cle avec cette émer­gence, c’est une dichotomie entre l’au­teur et le met­teur en scène, qui ne pou­vait exis­ter aupar­a­vant puisque l’au­teur réu­nis­sait en lui ces deux fig­ures, non qu’il fût néces­saire­ment un homme de théâtre,
« met­tant en scène » (comme on ne le dis­ait pas encore) ses pro­pres pièces, mais celles-ci con­te­naient ce que Bernard Dore appelle, dans un texte essen­tiel inti­t­ulé « L’é­tat d’e­sprit dra­maturgique », un mod­èle implicite de représen­ta­tion1 lié à son temps, avec des vari­a­tions spé­ci­fiques à son pro­pre sys­tème d’écri­t­ure théâ­trale qui con­stituent sa « dra­maturgie » sin­gulière.

Avec l’ap­pari­tion du met­teur en scène, l’au­teur de la représen­ta­tion se dédou­ble et le met­teur en scène dévelop­pant son regard sur l’œu­vre écrite — son point de vue, puisque c’est de cela qu’il s’agit‑, le tra­vail de l’au­teur dra­ma­tique se trou­ve peu à peu et comme insen­si­ble­ment mod­i­fié. Comme le dit encore Bernard Dort dans le même texte, le lien, en effet, entre l’œu­vre écrite et sa représen­ta­tion ne se trou­ve plus établi d’emblée, il est à « con­stru­ire », à « recon­stru­ire à chaque fois », ce qui, pro­pre­ment, con­stitue le tra­vail dra­maturgique, au sens mod­erne ( et sec­ond) de ce mot, qu’il soit effec­tué par un indi­vidu dès loç ; désigné comme « dra­maturge » ou par le met­teur en scène.
Cela, soit dit en pas­sant, a de telles con­séquences sur les œuvres du passé (c’est-à-dire antérieures à la nais­sance de la mise en scène) que celles-ci, lit­térale­men ne sont plus les mêmes sous le regard que nous por­tons aujour­d’hui sur elles … bien qu’elles soient, lit­térale­men les mêmes. Car si la let­tre n’a pas changé (je mets à part la ques­tion de la tra­duc­tion), le sys­tème dra­maturgique qui les sous-tend ne peut plus être con­sid­éré de la
même manière. Il a per­du sa fix­ité ; clos sur lui-même à l’o­rig­ine, il s’est ouvert à la mul­ti­plic­ité des représen­ta­tions pos­si­bles.

Les œuvres d’au­jour­d’hui sont d’en­trée de jeu dans cette ouver­ture. Certes, la coupure, au sens de l’épisté­molo­gie, n’a pas été enreg­istrée immé­di­ate­ment par les auteurs dra­ma­tiques, et un auteur comme Fey­deau, qui était son pro­pre met­teur en scène, écrit dans un sys­tème clos qu’un met­teur en scène aujour­d’hui” “peut choisir de faire explos­er, mais au prix d’un coup de force bien plus grand, finale­ment, que s’agis­sant d’Eschyle ou de Corneille, comme si, devant la lame de fond dont Fey­deau ne peut prévoir l’am­pleur, celui-ci avait plus ou moins con­sciem­ment con­stru­it des digues. On pour­rait, pour évo­quer des auteurs plus proches, à tout point de vue, de nous, par­ler de la ten­ta­tive de Beck­ett ou de Duras pour clore, eux aus­si, le sys­tème de leurs œuvres, dans un effort pour fix­er sur le papi­er la représen­ta­tion.

À quoi tend l’au­teur dra­ma­tique d’au­jour­d’hui ? À livr­er au met­teur en scène-dra­maturge (pour Dort, mise en scène et dra­maturgie « sec­onde » sont « deux faces d’une même activ­ité ») un texte à par­tir duquel celui-ci pour­ra inven­ter une représen­ta­tion que l’au­teur n’avait pas prévue (un texte avec lequel il pour­ra jouer). Ce qui ne sig­ni­fie pas, pour repren­dre la ques­tion lais­sée en sus­pens un peu plus haut, qu’il (l’au­teur) n’éla­bore pas quelque chose qui est de l’or­dre de la dra­maturgie : une cer­taine organ­i­sa­tion du temps, de l’e­space, de l’ac­tion, une con­fig­u­ra­tion de per­son­nages, une dis­tri­b­u­tion de la parole, qui ont peut-être quelque chose d’in­fran­gi­ble, mais comme en-deçà de la représen­ tation — et qui pour­tant induisent, par­fois forte­ment, la représen­ta­tion… Là encore, une théori­sa­tion, qui n’a pas été vrai­ment faite à ce jour, devra bien être ten­tée.

Se dépouiller de tout mod­èle de représen­ta­tio lorsqu’on écrit pour le théâtre ne va pas de soi. Cela exige, plus que de la mod­estie, une sorte d’ascèse, mais cette mod­estie est en défini­tive orgueil et cette ascèse promesse d’abon­dance. Car le pas­sage qui ne cesse de s’ac­com­plir depuis un siè­cle, comme une immense charnière entre deux états du théâtre, est à penser comme une chance offerte à l’au­teur dra­ma­tique : celle de don­ner le jour en toute con­science et de son vivant (à sup­pos­er que le sec­ond mem­bre du cou­ple ne fasse pas défaut en se réfu­giant dans les valeurs sûres du réper­ toire passé ou en con­sid­érant qu’une pièce con­tem­po­raine une fois créée, n’a plus qu’à être enter­rée, auquel cas tout cela reste let­tre morte, ou peu s’en faut) à des oeu­vres donc le car­ac­tère poten­tiel serait pleine­ment assumé, des machines à pro­duire de la représen­ta­tion, chaque pièce con­sti­tu­ant à la fois une oeu­vre et, dans l’im­prévis­i­bil­ité de ses pos­si­bles scéniques, une plu­ral­ité.

À ce point de vue, il me sem­ble que la plu­part des auteurs d’au­jour­d’hui (aujour­d’hui que nous ont quit­tés les deux fig­ures tutélaires que j’évo­quais plus haut) pour­raient souscrire. Le partage désor­mais est ailleurs. Dra­maturges… Suf­fit-il qu’un auteur écrive pour le théâtre pour qu’il soit dra­ma­tique, Le fameux — et génia « faire théâtre de tout » de Vitez n’a pas eu seule­ment la postérité que l’on saie (pas tou­jours sans dégâts) du côté des met­teurs en scène. Il a fi.ni par attein­dre les auteurs eux-mêmes. La « pièce de théâtre » s’est faire « texte », voire « matéri­au » pour la scène, dans un mou­ve­ment dont un des phares aura été Hein­er Müller. Elle n’a pas eu de mal à abdi­quer coute pré­ten­tion à la dra­matic­ité dans un siè­cle théâ­tral qui a été aus­si sous le signe de la crise du drame2 Or, voilà qu’on redé­cou­vre (et c’est une des lignes de force dont pour­rait bien témoign­er le présent numéro d’Al­ter­na­tives théâ­trales les ver­tus de la dra­matic­ité. Il ne s’ag­it en rien de prôn­er le retour à la « pièce bien faite » ( tou­jours trop prompte en effet à repoint­er son nez) mais bien plutôt l’in­ven­tion de nou­velles fig­ures de ce qui fait l’essence ( étymolo­ gique) du drame, à savoir l’ac­tion, comme forme d’une pen­sée spé­ci­fique­ment théâ­trale. Action non néces­saire­ment uni­taire, sou­vent, au con­traire, brisée, mul­ti­ple, frag­men­taire, insai­siss­able sous les caté­gories tra­di­tion­nelles de la fable et, encore moins, de l’in­trigue ; action pour­tant — celle-là même de la parole et des mou­ve­ments scéniques -, repérable par­fois seule­ment comme suite de micro-actions3.

Or, il se pour­rait que ce soit très pré­cisé­ment là, au niveau même de l’ac­tion et de ce qui l’or­gan­ise, que puis­sent s’ar­tic­uler au mieux l’écri­t­ure d’un auteur, dra­ma­tique et celle d’un met­teur en scène, au cœur d’une véri­ta­ble dra­maturgie — là, dis­ons, que la rela­tion, le « cou­plage », fonc­tion­nerait à plein‑, plus que dans un « texte-matéri­au » dont la dra­maturgie (au sens pre­mier) absente ne pour­rait se trou­ver qu’im­par­faite­ment pal­liée par l’élab­o­ra­tion d’une dra­maturgie (au sens sec­ond). Mais c’est le point où la théorie cour­rait le risque de se faire nor­ma­tive. C’est donc le seuil sur lequel je m’ar­rêterai.
Post scrip­tum, sur le seuil. Peut-être l’ex­ten­sion que j’ai ten­dance à don­ner à la notion d’ac­tion doit-elle nous con­duire à inven­ter une autre caté­gorie, per­me­t­tant de penser quelque chose qui agit, en effet, oui, une puis­sance agis­sante — interne et aus­si externe : tournée vers le spectateur‑, un mou­ve­ment, une dynamique met­tant en jeu des forces mul­ti­ples et que le fonc­tion­nement de l’œu­vre démul­ti­plie, un levi­er pour la pen­sée…

  1. Théâtre/Public, n° 67, jan­vi­er-févri­er 1986, p. 8. ↩︎
  2. Cf.Jean-Pierre Sar­razac, « Le Drame en devenir », Reg­istres, n” 2, juin 1997. ↩︎
  3. Je me réfère aux caté­gories dévelop­pées pat Michel Vinaver, in M. Vinaver (sous la direc­tion de), Écri­t­ures dra­ma­tiques. Essais d’analyse de textes de théâtre, Actes Sud, Arles, 1993, p 897. ↩︎

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Joseph Danan
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Écrit par Joseph Danan
Joseph Danan est auteur et maître de con­férences à l’In­srirur d’Érudes théâ­trales (Paris IIISor­bonne Nou­velle). Il col­la­bore régulière­ment...Plus d'info
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