Elle n’a joué qu’un seul été

Elle n’a joué qu’un seul été

Le 29 Juin 2004
Sur la photo: Michèle Fabien, Gil Lagay, Philippe Sireuil, Guy Pion, Janine Patrick, Philippe van Kessel, André Lenaerts, Nicolas Donato, Hubert Mestrez, Jean-Luc Debattice et Janine Godinas.
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Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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FESTIVAL D’AVIGNON 1975. Théâtre Ouvert : Miche­line et Lucien Attoun ont invité Marc Liebens à présen­ter ma pièce LE TRAIN DU BON DIEU aux Péni­tents Blancs. Ils sont onze acteurs et actri­ces : Jean-Luc Debat­tice, Nico­las Dona­to, Janine God­i­nas, Claude Koen­er, Gil Lagay, André Lenaerts, Hubert Mestrez, Janine Patrick, Guy Pion, Philippe Sireuil, Philippe van Kessel… et Michèle. Michèle actrice ? Oui. Elle jouera notam­ment le rôle de « la vieille ». Elle assur­era la dra­maturgie avec Jean-Marie Piemme. C’est Armand Del­campe qui pren­dra la pub­li­ca­tion de la pièce dans les Cahiers Théâtre Lou­vain n° 2. Michèle a‑t-elle voulu elle-même faire par­tie de l’équipe d’ac­teurs et d’actrices ? Est-ce Marc Liebens qui le lui a demandé ? Je ne sais plus. Peu importe. À ma con­nais­sance, elle n’avait pas une for­ma­tion d’actrice. Je la regarde, je l’écoute jouer. Qui joue en elle ? Elle joue quoi ? LE TRAIN DU BON DIEU sans doute — l’histoire d’une grève générale. C’est là, assis dans les gradins des Péni­tents Blancs que je me dis : « Un jour Michèle va écrire, ce n’est pas pos­si­ble autrement. » Car il y a de la sur­chauffe, de l’ex­cès, du trop dans son jeu. J’ai su là qu’elle écrirait. Ça débor­dait Le délégué-boulon­neur reste seul ; entre une vieille por­tant un cru­chon. La grève est per­due. C’est tou­jours ain­si. Ils rêvent de quelque chose, mais on ne leur apprend rien. Nous sommes tou­jours trahis. La vieille : Tu es le fils de Blanche ? Le délégué acqui­esce. On entend un bruit La vieille : de pas. On te nomme partout. Tu veux de la soupe ? Le délégué-boulon­neur : Atten­tion ! Le délégué-boulon­neur : Non, mer­ci. La vieille : Les flics ! La vieille : Tu es jeune. Tu veux mon avis ? On entend un bruit de vit­re brisée. du corps, de la voix qui n’arrivaient pas à con­tenir, à éponger la souf­france de ce jeu. Il y avait dans les traits de son vis­age quelque chose qui tient du manque. Quelque chose que ni la dra­maturge, l’adap­ta­trice, la tra­duc­trice n’épuiseraient.
Une ques­tion sim­ple (que je ne lui ai jamais posée): « Pourquoi es-tu venue au théâtre ? » M’’aurait-elle répon­du ? Sait-on jamais pourquoi on est auteur dra­ma­tique ? On peut tou­jours avoir quelques élé­ments de réponse. J’ai essayé en ce qui me con­cerne, d’y répon­dre dans LE FIL DE L’HISTOIRE. Il devait peut-être aus­si y avoir eu une petite fille qui par­lait toute seule. Mal aimée. Allez savoir. Elle avait besoin de tant d’amour. Et un jour elle a dû être (sur)prise en écri­t­ure. Éton­née elle-même. Avec son sens de l’hu­mour parée dans ses longues robes, avec ce loin­tain accent de Liège qui lui reve­nait et dont elle sem­blait jouer quand elle met­tait de la dis­tance entre le monde et elle. 

Le délégué-boulon­neur reste seul ;
entre une vieille por­tant un cru­chon.

La vieille :
Tu es le fils de Blanche ?

Le délégué acqui­esce.

La vieille :
On te nomme partout.
Tu veux de la soupe ?

Le délégué-boulon­neur :
Non, mer­ci.

La vieille :
Tu es jeune. Tu veux mon avis

La grève est per­due.
C’est tou­jours ain­si.
Ils rêvent de quelque chose,
mais on ne leur apprend rien.
Nous sommes tou­jours trahis.

On entend un bruit de pas.

Le délégué-boulon­neur :
Atten­tion !

La vieille :
Les flics !

On entend un bruit de vit­re brisée.

Le délégué-boulon­neur :
C’est du côté de la banque.

La vieille :
Tu sais qui a cassé les vit­res ?

Un temps. Elle sourit.

Le délégué-boulon­neur :
C’est moi.

Il s’ap­prête à fuir.
Coup de sif­flet.
Deux gen­darmes appa­rais­sent.

Pre­mier gen­darme :
Le voilà !

Le délégné-boulon­neur
veut s’échap­per.
Les deux gen­darmes empoignent
le délégué-boulon­neur.

La vieille :
Ne tirez pas ain­si sur son
veston, vous allez le déchir­er.

Pre­mier gen­darme :
On ne dis­cute pas.

Ils emmè­nent le délégué
boulon­neur.

La vieille :
Ils n’ont pas déchiré son
veston, C’est tou­jours Ça.

La vieille : fig­u­ra­tion du pro­lé­tari­at dans sa durée his­torique, elle matéri­alise la mémoire, l’ex­péri­ence et la décep­tion d’un grand nom­bre de défaites qui jalon­nent l’histoire de la classe ouvrière. Sa réplique : « Tu es jeune …» : elle dit la vérité de la pièce qui vient de se pass­er ; mais en même temps il faudrait jouer cette vérité sur le mode de la résig­na­tion — et non sur le mode du savoir tri­om­phant — pour provo­quer la réac­tion inverse chez le spec­ta­teur. Chez le spec­ta­teur, ce qui doit domin­er, c’est le refus de la résig­na­tion qu’on lui présente sur scène. Le pes­simisme de la vieille est vrai pour la pièce, mais il ne doit pas se com­mu­ni­quer à la salle comme si l’échec de la pièce — et celui du pro­lé­tari­at dans son his­toire — était inévitable. La salle doit voir l’image d’une vieille résignée et pou­voir penser que « si nous sommes tou­jours trahis », un jour peut-être nous ne serons plus trahis. Son com­porte­ment vis-à-vis des flics et du délégué-boulon­neur doit être joué à par­tir de cela : dans l’actuelle défaite, préserv­er ce qui peut encore l’être. Jouer moins la mémoire déçue du pro­lé­tari­at que la vieille mère pro­lé­ta­ti­enne qui dans la défaite, cherche à préserv­er ce qui peut encore l’être. Au niveau du cos­tume on pour­rait peut-être même aller jusqu’à la cita­tion de la mère/Weigel dans LA MÈRE. 

Extrait du TRAIN DU BON DIEU de Jean Lou­vet, et de la dra­maturgie écrite par Michèle Fabi­en et Jean-Marie Piemme.

On sait le rôle qu’a joué Marc Liebens pour impos­er mon théâtre à par­tir des années 70 dans le champ théâ­tral fran­coph­o­ne de Bel­gique. Pour men­er à bien cette tâche — et bien d’autres —, dès le Théâtre du Parvis, il a eu l’in­tel­li­gence de s’entourer d’une équipe éton­nante. Il va s’illustrer notam­ment, en intro­duisant dans notre théâtre la dimen­sion dra­maturgique avec Michèle, Jean-Marie Piemme, André Steiger.
Dans ce con­texte, Michèle m’a tou­jours éton­né. Impos­si­ble d’ou­bli­er ce texte remar­quable qu’elle écrit sur CONVERSATION EN WALLONIE (édi­tion Jacques Antoine, 1978) où, forte de sa cul­ture théâ­trale, elle situe le texte par rap­port à François-Xavier Kroetz, Jean-Paul Wen­zel, Michel Deutsch. Paru dans Tra­vail théâ­tral en 1978, son texte « Lire Lou­vet » reste, à mes yeux, une pre­mière approche de haut vol.
Ce qui va me frap­per davan­tage, c’est son rap­port à une sorte de dra­matur­fgie prospec­tive. 

Brux­elles. Un après-midi. Rue du Lom­bard. Il n’y a pas de doute : Michèle et Marc ont joué tous deux un rôle impor­tant dans ce pro­jet, mais Marc me con­firme à plusieurs repris­es que l’idée vient de Michèle. Le pro­pos se résume à peu près à ceci : quand un auteur a écrit ce qui com­mence à ressem­bler à une œuvre, il doit s’at­ta­quer à un mythe. Je suis impres­sion­né ! Un mythe… Inqui­et aus­si. Le sen­ti­ment que la tâche va me dépass­er. Ils me ras­surent. Ils savent de qui ils par­lent. On sait com­bi­en ils sont attachés à des auteurs « à mythes ». Voir le rôle qu’ils vont jouer pour faire con­naître Hein­er Müller en Bel­gique. Un mythe donc. Elle m’ex­plique, donne des exem­ples. C’est vers le mythe de Faust que je me dirige assez vite et assez naturelle­ment :l’intellectuel tra­verse plusieurs de mes pièces. Je lui (leur) dois UN FAUST. C’est décidé. Marc sourit dans sa barbe. Il y a de la lumière dans les yeux de Michèle. En me quit­tant, Marc me dit : « Un auteur, ça doit écrire au moins trente pièces ! »
Dif­fi­cile de ne pas par­ler de Marc quand on rassem­ble quelques sou­venirs forts sur Michèle. Qui a fréquen­té Marc con­naît ses colères. Une sorte de rage le prend par­fois, après minu­it sou­vent. Il règle ses comptes. Il y va quoi ! Autant il peut faire mon­tre d’une extrême ten­dresse, autant il peut être red­outable quand il a la rage. (Les jeunes dis­ent aujourd’hui : la haine.) 

La scène se passe en Nor­mandie. À trois, nous avons lu, com­men­té toute la journée UN HOMME DE COMPAGNIE. Le soir nous dînons, apparem­ment déten­dus. Tout à coup l’or­age éclate. En un éclair Liebens se met en colère. Une colère qu’on dirait com­primée et qui attend son heure. Il crie : « Elle (c’est Michèle) n’écrit pas ! Pas assez ! Mais écris, qu’est-ce que tu attends ! » Michèle ne sait plus où se met­tre. Moi non plus. Timide­ment j’a­vance : « Mais, Marc, enfin, calme-toi, Michèle écrit. » Rien à faire il redou­ble : « Pas assez ! Pas assez ! » Je l’ai rarement vu dans cet état-lä. Elle s’écrase sur sa chaise, mal pré­parée à cette sorte d’ac­cès d’amour-haine. Car il est mal­heureux, bien sûr, je le con­nais suff­isam­ment. Et là je crois com­pren­dre qu’il y a une sorte de pacte entre ces deux êtres, insé­para­bles, là-bas, dans cette grande mai­son, au bout du monde.

 Le lende­main Michèle et moi sommes seuls quelques instants. Elle me dit : « Tu sais Jean, il y a tant d’hommes qui ont plaisir à salir les femmes, à les empêch­er de créer, d’ex­is­ter. Marc, lui, n’ar­rête pas de m’en­cour­ager. » Il appa­raît. Ils se regar­dent, se souri­ent. La crise est passée. Oui, elle va écrire, c’est promis, dis­ent ses yeux embués.  

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