La première fois que j’ai rencontré la marionnette, je devais avoir deux ou trois ans. Elle pouvait fermer les yeux et portait la même jupe à carreaux que moi ; je lui ai donné mon propre prénom : Ilka.
La seconde rencontre eut lieu quelques années plus tard, dans une rue piétonne fourmillante à Paris : un violoniste minuscule, mais extrêmement précis, jouait un morceau avec la grâce et la conscience d’un virtuose.
Cette rencontre m’a profondément marquée, mais n’a pas eu de suites dans un premier temps du moins, car à cette époque j’étais plongée dans des études d’eurythmie. Après avoir terminé ma formation, j’ai exercé mon métier d’eurythmiste dans différentes compagnies pendant plusieurs années.
C’est à Stuttgart que je fis ma troisième rencontre : avec Albrecht Roser (alias Gustav) et sa troupe assidue ; un peu plus tard avec les personnages de Frank Soehnle.
Le moment était venu et j’écoutais alors mes désirs de « concrétisation » et décidais d’en finir avec mon travail d’eurythmie qui ne me faisait plus avancer. Je me suis présentée à Albrecht Roser, et il m’a initiée à la technique de la marionnette à fils. Commença alors une période merveilleuse (et bien entendu tout autant terrifiante) d’apprentissage et de découvertes.
J’ai tout de suite su que j’avais là trouvé un langage qui me correspondait. Je pouvais tout être en même temps : créatrice de masques, de costumes, de décors, metteur en scène, actrice, technicien, danseuse ! J’étais entrée dans le pays aux possibles sans frontières.
Mais j’ai compris en même temps qu’une vie de marionnettiste ne suffit pas pour explorer tout le territoire de ces possibles. C’est pourquoi j’ai fait ma devise de ce seul mot : « limitation », me concentrer sur une seule route – qu’est-ce qui m’importe au plus profond de moi ?
Il me faut abandonner beaucoup de choses en chemin, beaucoup, pour d’autres…
Je n’ai pas gardé les fils entre les mains. J’ai laissé la marionnette prendre possession de moi, de mes mains, puis de mes jambes, de mon visage, de mes fesses, de mon ventre, et de mon âme. Il n’y a que la voix que je ne lui ai pas (encore) livrée. Je n’ai pas supporté la distance, et parfois sa proximité m’est insupportable.
C’est de la passion et de l’obsession – est-ce aussi de l’amour ?
Si la marionnette joue bien, elle attire toute l’attention et la faveur du public ; si elle joue mal, c’est l’acteur/l’actrice que l’on regarde, il/elle est responsable quand la marionnette se tait. La marionnette reste intacte et, malgré son évidente dépendance, toujours elle-même.
Quel homme peut-il en dire autant de lui même ?
En dehors de la sphère théâtrale, le mot « marionnet- tiste » fait poindre en moi un sourire à la fois nostalgique (enfant, j’ai ri au spectacle de Kasper) et, en même temps, quelque peu étonné (est-ce un métier?). Ce mot qui a le pouvoir de rendre soudain humain, même le visage du policier le plus sévère…
Mais la sphère théâtrale, le mot marionnettiste ravive une imagerie à laquelle je ne m’identifie pas. Pourtant je préfère le mot « marionnette » riche d’évocations et de transformations possibles à celui de « figure », tellement rigide.
Certains metteurs en scène de théâtre utilisent la marionnette, faisant – grâce à elle – passer d’une dimension physique à une dimension métaphysique, et produisant parfois de très beaux moments de théâtre, mais cet estompage des frontières du ghetto n’est pas durable. C’est probablement du monde de la marionnette lui-même que le changement doit venir ; l’élan doit surgir de l’intérieur. Alors pourront se produire des rencontres essentielles avec le théâtre contemporain.
Texte traduit de l’allemand par Julie Birmant.