Matérialiser les monstres intérieurs

Matérialiser les monstres intérieurs

Le 10 Nov 2000
DÉRIVES, mise en scène Philippe Genty, 1989. Photo Florian Tiedje.
DÉRIVES, mise en scène Philippe Genty, 1989. Photo Florian Tiedje.

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DÉRIVES, mise en scène Philippe Genty, 1989. Photo Florian Tiedje.
DÉRIVES, mise en scène Philippe Genty, 1989. Photo Florian Tiedje.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Au début des années 70, l’une de mes pre­mières réal­i­sa­tions, le Pier­rot, va mar­quer un tour­nant décisif dans mes recherch­es. Une mar­i­on­nette décou­vre son ani­ma­teur puis les fils qui la con­trô­lent, elle les arrache un à un pour s’effondrer, désar­tic­ulée, sur le sol. Au cours d’une représen­ta­tion devant des enfants autistes dans une insti­tu­tion psy­chi­a­trique, l’un d’entre eux qui n’avait man­i­festé aucune émo­tion depuis plusieurs années, à la grande stupé­fac­tion des soignants, se met à pleur­er. Il s’était totale­ment iden­ti­fié au Pier­rot qui brise ses liens avec son envi­ron­nement.

L’alchimie de l’image

À par­tir de là, ma vision du spec­ta­cle s’est focal­isée sur l’être humain face à ses pro­pres con­flits, face à ses dérives, face à ses mon­stres intérieurs. Mon­stres qui vont se matéri­alis­er sur scène par l’intermédiaire de matéri­aux, d’objets et de formes ani­mées. Il me fal­lait créer des images qui s’adresseraient plus au sub­con­scient du spec­ta­teur qu’à son con­scient.

Pour répon­dre à une ques­tion qui m’est sou­vent posée, la néces­sité d’un spec­ta­cle visuel (à l’exception de ZIGMUND FOLLIES ) n’est pas déter­minée par des raisons pra­tiques liées aux tournées inter­na­tionales, mais à la remise en ques­tion du lan­gage dans sa capac­ité à traduire la com­plex­ité de la chose. Le lan­gage, selon Freud, n’apparaît que tar­di­ve­ment dans la mise en place de la vie psy­chique de l’individu. La con­sti­tu­tion de l’inconscient se situe pen­dant les six pre­mières années de la vie. Un temps où nos pre­mières blessures vont laiss­er des traces indélé­biles dans la con­sti­tu­tion de notre per­son­na- lité, un temps où le mot ne peut être util­isé pour éla­bor­er nos défens­es. La pen­sée mod­erne a dénon­cé la capac­ité du lan­gage à traduire la vie psy­chique de l’homme. C’est là où le tra­vail du corps, où la rela­tion de l’homme face aux objets peut, en con­den­sant plusieurs sens, touch­er à ce domaine de l’indicible.

Nous util­isons sou­vent la magie ou l’illusion pour fis­sur­er le rationnel et nous gliss­er dans l’univers du sub­con­scient, lais­sant le spec­ta­teur pro­longer les images qui lui sont pro­posées et le ren­voy­er à ses pro­pres miroirs. La magie est là pour ren­forcer le con­tenu de la scène.

Par exem­ple dans DÉRIVES, un per­son­nage, un comé­di­en en imper­méable, à la recherche de sa pro­pre iden­tité, se démul­ti­plie, en tour­nant sur lui-même, il se dédou­ble puis se triple. L’effet accentue l’interrogation que l’homme porte sur lui-même. Dans DÉSIRS PARADE,

La marionnette

La mar­i­on­nette m’a entre autres per­mis de dévelop­per le sens de la dis­tan­ci­a­tion, non pas la dis­tan­ci­a­tion brechti­enne mais la fac­ulté d’être à la fois à l’intérieur de la poupée, tout en étant dans l’autre per­son­nage, celui qui l’anime. Je suis con­va­in­cu que l’on touche là un élé­ment fon­da­men­tal du tra­vail de l’acteur : pou­voir voy­ager à l’intérieur de son per­son­nage tout en gar­dant un œil extérieur. Mal­heureuse­ment, rares sont les acteurs qui maîtrisent cette dimen­sion. Pour ceux-là une sen­si­bil­i­sa­tion à la mar­i­on­nette pour­rait être prof­itable. Au cours des derniers spec­ta­cles, la mar­i­on­nette a peu à peu cédé la place aux comé­di­ens et aux danseurs. Cepen­dant avec les objets et les matéri­aux (tis­sus exten­si­bles, films de plas­tique trans­par­ents, kraft, etc.), elle con­tin­ue à avoir son exis­tence. Il est alors fasci­nant de con­stater à quel point l’inanimé et le comé­di­en se met­tent mutuelle­ment en valeur, comme si l’inerte don­nait encore plus de vie au vivant et vice ver­sa. C’est peut-être la rai­son pour laque­lle elle est util­isée par des met­teurs en scène con­tem­po­rains. Par ailleurs, il s’établit entre la mar­i­on­nette, les objets ou les matéri­aux en mou­ve­ment et le spec­ta­teur, une rela­tion à dou­ble niveau. D’une part, ces élé­ments ani­més s’adressent en tant que sym­bole au con­scient du spec­ta­teur et d’autre part bien que nous sachions per­tinem­ment qu’ils sont con­trôlés par des ani­ma­teurs, ils vont trou­ver un écho avec un fond d’animisme enseveli dans notre sub­con­scient. Une très anci­enne mémoire qui a envie de con­tin­uer à croire que les choses, les objets, les matéri­aux ont une âme.

L’effet de prisme

Les divers­es facettes de la mar­i­on­nette telles que nous les util­isons, comme pro­longe­ments du comé­di­en ani­ma­teur me font penser à un prisme, nous lais­sant par­fois décou­vrir l’ensemble sous la forme d’une mul­ti­plic­ité de ten­sions, de con­flits et d’espaces temps, et à d’autres instants met­tant l’accent unique­ment sur l’un de ces aspects. Cet effet de prisme ajouté au jeu des échelles nous plonge dans une suc­ces­sion d’abîmes. Ce sen­ti­ment est ren­for­cé par une volon­té de ne jamais faire entr­er ou sor­tir les per­son­nages latérale­ment par les couliss­es. Ils sur­gis­sent sur l’espace scénique, se méta­mor­pho­sent, dis­parais­sent, se fondent dans le décor. Ce par­ti pris accentue l’impression de rêve. Dans mes rêves, je ne vois jamais de per­son­nages entr­er ou sor­tir latérale­ment. Ils sont là !

DÉRIVES, mise en scène Philippe Genty, 1989. Photo Tristan Valès.
DÉRIVES, mise en scène Philippe Gen­ty, 1989. Pho­to Tris­tan Valès.
Les dérives de la création

La créa­tion d’un spec­ta­cle est un long proces­sus de mat­u­ra­tion. Je con­sacre plusieurs mois à errer à tra­vers sou­venirs, lec­tures et rêves que je note assez régulière­ment mais aus­si ceux de Mary Under­wood, ma com­pagne, et choré­graphe de nos spec­ta­cles, égale­ment à tra­vers des lec­tures, tout en écrivant un scé­nario ou plutôt une pro­gres­sion, cher­chant en dehors de toute logique de réc­it et pro­gres­sant comme dans un rêve, par le jeu des asso­ci­a­tions mais en priv­ilé­giant la métaphore au sym­bole. Je des­sine un cer­tain nom­bre d’éléments, accom­pa­g­nés de cro­quis tech­niques, d’objets, de per­son­nages, tout en prospec­tant, à la recherche de nou­veaux matéri­aux.

La fab­ri­ca­tion com­mence alors avec le con­cours de plas­ti­ciens et de déco­ra­teurs, mais égale­ment avec la par­tic­i­pa­tion des comé­di­ens. Même si, très sou­vent, ces derniers n’ont pas de for­ma­tion en la matière, ils passent par une péri­ode de décou­verte et de famil­iari­sa­tion. Cer­tains vont se décou­vrir des capac­ités qu’ils ne soupçon­naient pas, mais surtout ils vont se famil­iaris­er et s’approprier les objets qu’ils auront plus tard à habiter et à nour­rir. Quand ces pre­miers élé­ments sont prêts, générale­ment ils ne réagis­sent pas comme prévu, ce qui nous plonge dans des abîmes d’incertitude et de doute. L’erreur con­sis­terait à vouloir les con­train­dre à se soumet­tre aux exi­gences du script, ce qui sem­blerait a pri­ori la solu­tion la plus sécurisante et la moins frus­trante pour l’auteur. En étant à leur écoute, on décou­vre que ces matéri­aux ou ces objets ont leur pro­pre dynamique, leur lan­gage. Ils nous entraî­nent dans des chemins de tra­verse imprévis­i­bles nous ren­voy­ant à nos inter­ro­ga­tions, pour dévoil­er des élé­ments enfouis au fond de nous et trou­ver des réso­nances avec des refoulés. La réus­site dépend alors de notre capac­ité à saisir ce qui sur­git comme une réponse à une ques­tion qui n’a jamais pu être for­mulée. Ce sont des instants mirac­uleux de créa­tion !

La con­fronta­tion physique entre comé­di­ens et matéri­aux me per­met de matéri­alis­er les con­flits psy­chologiques en évi­tant le piège du démon­stratif ou le risque d’une sit­u­a­tion extraite de la vie quo­ti­di­enne replacée arti­fi­cielle­ment sur scène, nous faisant décou­vrir ces con­flits sous un angle tout à fait nou­veau. Chaque scène est explorée avec une pré-péri­ode que nous appelons « délires ». À par­tir de quelques con­traintes liées au scé­nario, aux objets et aux matéri­aux, les comé­di­ens ont la lib­erté de faire des propo­si­tions, quitte à remet­tre en ques­tion cer­taines par­ties du scé­nario ini­tial. Ce procédé implique de notre part, à Mary et moi, une réécri­t­ure con­stante en cours de répéti­tions.

Dans ce proces­sus, il faut con­stam­ment nav­iguer entre un scé­nario qui est une base d’approche pour ne pas se per­dre défini­tive­ment dans notre labyrinthe et un espace de chaos pour ne pas se laiss­er enfer­mer dans une struc­ture rigide. La créa­tion n’est pas une con­struc­tion, c’est un proces­sus plus mys­térieux, plus inat­ten­du, plus spon­tané. Il faut du temps pour que les idées pren­nent corps, devi­en­nent évi­dentes. Puis elles s’enchaînent, jouent entre elles, pour finale­ment s’articuler presque logique­ment.

Fab­ri­ca­tion et répéti­tions sont menées de front sur une péri­ode de six mois. Tout au long de cette pro­gres­sion nous organ­isons des éval­u­a­tions du « tra­vail en cours » devant un pub­lic restreint, non pas pour séduire ce pub­lic ou ten­ter de recevoir son appro­ba­tion mais pour con­stater si la com­mu­ni­ca­tion passe et si nous ne sommes pas à con­tre­sens de notre pro­pos.

Ces éval­u­a­tions sont d’autant plus néces­saires que nous manip­u­lons des images dont cer­taines, avec le manque de recul, nous échap­pent. Dans ce con­texte, l’inquiétude est plus créa­trice que la cer­ti­tude ; le hasard est la réponse que le des­tin nous apporte si nous sommes suff­isam­ment atten­tifs, bien qu’au final nous ne con­nais­sions pas le fin mot de l’énigme.

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Philippe Genty
Philippe Genty est marionnettiste et metteur en scène. Il a mis en scène dernièrement PASSAGERS...Plus d'info
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