Dramaturgie

Dramaturgie

Le 21 Avr 2001
Stéphane Fauville, Joëlle Ledent, Francine Landrain, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Stéphane Fauville, Joëlle Ledent, Francine Landrain, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.

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Stéphane Fauville, Joëlle Ledent, Francine Landrain, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Stéphane Fauville, Joëlle Ledent, Francine Landrain, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives ThéâtralesRwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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UN ÉVÉNEMENT comme le géno­cide au Rwan­da offre évidem­ment un champ exploratoire infi­ni. Cha­cun des élé­ments qui le com­posent ouvre une quan­tité de con­nex­ités, sous-ques­tions, con­tra­dic­tions internes. Dix mille pièces de théâtre n’en épuis­eraient pas la com­plex­ité, du spec­ta­cle-vérité com­posé d’un seul témoignage à la grande fresque épique par­tant du règne de Rwabu­giri et de l’arrivée du comte Von Götzen jusqu’à nos jours. Il nous faut faire des choix.

Notre pre­mière réso­lu­tion est assuré­ment de ne pas par­ler à la place des Rwandais. Au demeu­rant, vouloir faire par­ler, agir, s’affronter des per­son­nages dans un poème ou une fable dra­ma­tique, sans partager leur cul­ture, sans même par­ler leur langue, serait d’une
rare témérité.
Nous avons donc plutôt résolu de « bal­ay­er devant notre pro­pre porte », selon le dic­ton pop­u­laire. Le cou­ple d’artistes qui a pris l’initiative de ce pro­jet est bel­go-français, et ces deux nations ont joué un rôle majeur dans la genèse et le déroule­ment des événe­ments con­duisant au géno­cide de 1994. Il nous paraît que notre sujet est là : l’Europe en Afrique. Il a ses acteurs, ses intrigues, ses coups de théâtre, ses péripéties pro­pres. Certes, il ne saurait vivre et s’exposer sans met­tre en scène égale­ment ses pro­tag­o­nistes rwandais. Dans ce cadre, qui nous paraît plus juste, plus hon­nête, la crédi­bil­ité et la poésie des inter­ven­tions rwandais­es pour­raient être assurées de deux manières. D’une part, en tra­vail­lant les pas­sages con­cernés avec des col­lab­o­ra- teurs rwandais (les meilleurs con­tacts exis­tent déjà), et d’autre part, en util­isant les paroles et les écrits qui ont été gardés : dis­cours, inter­views, émis­sions radio, témoignages des rescapés et des bour­reaux, chan­sons, let­tres, etc. Ces paroles ont été pronon­cées, ces écrits ont été tracés, et par des Rwandais, sans aucune con­tes­ta­tion pos­si­ble. Notre doc­u­men­ta­tion est déjà con­sid­érable, le tra­vail de col­lecte con­tin­ue.

Ain­si, nous pou­vons garder l’idée ini­tiale de « la chevauchée furieuse » : les morts revi­en­nent sur terre et se con­fron­tent aux vivants ; mais l’axe cen­tral du développe­ment dra­ma­tique suit l’intervention européenne dans toutes ses dimen­sions : poli­tique, économique, religieuse, médi­a­tique, mil­i­taire.
Il ne s’ensuit pas que cette dra­maturgie soit stricte­ment his­torique ou doc­u­men­taire. Elle est libre de s’inventer per­son­nages pop­u­laires et sit­u­a­tions imag­i­naires.
Le brave sol­dat Schweik de Hasek n’appartient pas aux livres d’histoire mais n’en con­cen­tre pas moins une part essen­tielle de la vérité sur la pre­mière guerre mon­di­ale.
Ce qui nous amène à la ques­tion dra­maturgique elle-même.

Quelles dra­matur­gies de référence ? Quelle dra­maturgie en ges­ta­tion ?

Les dra­matur­gies de référence seraient celles qui nous parais­sent « appar­en­tées » au type de sujet et de point de vue que nous avons exposés. Par­al­lèle­ment au tra­vail d’enquête et de réflex­ion sur le Rwan­da nous avons lu, relu, étudié de nom­breuses œuvres dra­ma­tiques, anci­ennes et con­tem­po­raines, et la cita­tion de cer­taines d’entre elles peut aider sinon à « voir » la créa­tion en ges­ta­tion, du moins à délim­iter claire­ment ce qu’elle ne sera pas et même à pressen­tir ce qui pour­rait en advenir.
Pour com­pren­dre com­ment ce plan de lec­ture s’est imposé à nous, il faut sans doute rap­pel­er ce dont nous dis­po­sions à ce stade dans notre besace d’auteurs en tra­vail.

L’idée pre­mière de « la chevauchée furieuse », c’est-à-dire cette vieille légende d’une armée de morts tra­ver­sant le monde des vivants entre Noël et Nou­v­el An et qui ne trou­veront pas d’apaisement sans que jus­tice leur soit ren­due. Ce thème, sous cette forme, est occi­den­tal, mais la notion de présence et d’action des morts dans le présent appar­tient fon­da­men­tale­ment à la cul­ture religieuse rwandaise tra­di­tion­nelle.
Les pra­tiques div­ina­toires qui se sont main­tenues par­al­lèle­ment à la chris­tian­i­sa­tion avaient pour but, notam­ment, d’identifier avec pré­ci­sion quel défunt inter­férait, générale­ment néga­tive­ment, avec la vie présente du descen­dant. D’où l’importance, même pour les hum­bles, de con­naître sa généalo­gie le plus exacte­ment pos­si­ble. Ces dernières années on trou­vait encore de vieux paysans capa­bles de décrire leur pro­pre ascen­dance et celle de leurs par­ents jusqu’au XVIIIe siè­cle.

L’analyse du géno­cide, comme résul­tat :
– des boule­verse­ments imposés par le colonisa­teur,
– d’une relec­ture de l’histoire à son usage, inté­grée par des élites indigènes et fon­dant un état raciste, dém­a­gogique et crim­inel,
– de la mis­ère et de l’exacerbation des con­tra­dic­tions sociales ;
– le tout dans le con­texte de la rival­ité entre cer­taines puis­sances occi­den­tales pour con­quérir ou préserv­er leur influ­ence dans le pays et sur le con­ti­nent.

Le point de vue poli­tique et dra­maturgique fon­da­men­tal, struc­turant désor­mais recherche et écri­t­ure, selon lequel nous voulons expos­er les faits et nour­rir l’attention du spec­ta­teur en exposant prin­ci­pale­ment les buts, les formes, les con­séquences de cette inter­ven­tion européenne depuis un siè­cle.

Nous avions de sur­croît à l’esprit deux préoc­cu­pa­tions.

La pre­mière, c’est d’être intel­li­gi­ble. Ce qui ne va pas de soi en cette matière où le pub­lic ne dis­pose que de con­nais­sances infimes et, dans son immense majorité, acquis­es auprès des grands médias, c’est-à-dire les prin­ci­paux respon­s­ables des sim­pli­fi­ca­tions-clichés, et – à maintes repris­es – avo­cats ou sim­ples porte-parole de la poli­tique gou­verne­men­tale en la matière.
Deux écueils évi­dents : vouloir inclure dans la pièce les infor­ma­tions néces­saires et même préal­ables à la com­préhen­sion de son sujet, ce qui coïn­cide rarement avec les exi­gences du « dra­ma », fut-il « épique» ; ou con­sid­ér­er l’essentiel comme con­nu et bâtir notre fable comme si nous par­lions « entre nous », ce qui risquait fort de la ren­dre pass­able­ment obscure dans ses péripéties et, aux yeux du plus grand nom­bre, arbi­traire dans ses options. C’est là un dilemme sérieux (on ver­ra un peu plus loin com­ment nous tra­vail­lons à le résoudre).

Sec­onde préoc­cu­pa­tion : à par­tir du cas con­cret, tran­scen­der sa sin­gu­lar­ité. Notre but n’a jamais été de pro­duire un doc­u­men­taire théâ­tral sur le Rwan­da.
Nous voudri­ons de ce cas sin­guli­er, mais pré­cisé­ment et con­crète­ment traité dans sa sin­gu­lar­ité même, créer un objet dra­ma­tique et poé­tique pro­pre à éclair­er et réveiller des con­tra­dic­tions beau­coup plus larges. LES PERSES d’Eschyle traite d’une guerre qui ne nous con­cerne plus en rien, et dont la plu­part des spec­ta­teurs n’ont du reste que la plus vague idée, mais il ne sem­ble pas que la pièce ait fini de nous racon­ter quelque chose. Sans doute ne sommes-nous pas Eschyle, et peut-être même, pour la créa­tion dra­ma­tique à par­tir de faits his­toriques, le temps d’une écri­t­ure aus­si trans­par­ente est-il révolu pour longtemps. Mais à tra­vailler dans ce souci et dans cette ambi­tion, on n’écrit certes pas la même pièce qu’en opérant un col­lage de témoignages.
Un des aspects de notre tra­vail par lequel nous ten­tons cet élar­gisse­ment ou cette « tran­scen­dance » du thème, c’est de don­ner à enten­dre à tout moment que cette « sauvagerie » ne nous est pas étrangère. Non seule­ment nous, Européens, avons créé les con­di­tions de cette hor­reur, non seule­ment nos dirigeants ont pro­tégé et soutenu les crim­inels, comme ils ont facil­ité le crime ( le man­dat puis l’évacuation des Casques Bleus), mais en nous-mêmes et ici-même, en Europe, exis­tent tou­jours les poten­tial­ités de mas­sacres impi­toy­ables.

La ques­tion cen­trale sur ce point est celle du racisme. C’est là, à notre sens, le « point aveu­gle » de notre civili- sation. Au Rwan­da, où nous l’avons importé, aucune
des puis­sances tutélaires n’a jamais remis en ques­tion l’ethno-populisme du régime, aucun des ravale­ments « démoc­ra­tiques » de façade imposés de l’extérieur n’a remis en cause ce fonde­ment inique et révoltant.
Ce n’est pas un hasard. Aujourd’hui encore, sur notre pro­pre his­toire européenne, il est mal reçu d’avancer qu’Hitler n’est pas tombé du ciel et que, out­re les con­di­tions socio-économiques pro­pres à son épanouisse- ment, une bonne par­tie de l’opinion publique était idéologique­ment prédis­posée à son dis­cours. Une des bases de cette prédis­po­si­tion, mais non la moin­dre, étant le racisme et l’antisémitisme. Ceci n’a pas dis­paru.

Nous ne croyons pas à la romance dom­i­nante où 40 – 45 est « la der des der ». Nous voyons dans le cœur et l’esprit des hommes d’ici et – con­traire­ment à tout ce qui se dit – en par­ti­c­uli­er dans la jeunesse, des signes que ces poten­tial­ités sont tou­jours bien vivantes et que des cir­con­stances idéologiques, économiques et poli­tiques pré­cis­es – et qui n’ont rien d’improbable – peu­vent pré­cip­iter. Qui a passé des vacances ou, mieux encore, tra­vail­lé en Yougoslavie (et nous voulons dire de manière suiv­ie et répétée), dans les années 1960 – 1980, aurait eu bien du mal à prophé­tis­er l’ampleur des car­nages des années 1990. Et à ceux qui invo­queraient les « haines sécu­laires » balka­niques, faut-il rap­pel­er qu’en matière de haines aus­si bien sécu­laires que récentes, l’Europe entière est abon­dam­ment pourvue, sans par­ler de sa haine bien partagée des « étrangers », qui donne – dans des régions autre­fois nazies ou col­lab­o­ra­tri­ces – des scores élec­toraux hal­lu­ci­nants au néo-fas­cisme : Autriche, Ital­ie, Croat­ie, Sud de la France, Flan­dre, etc.
Par con­séquent, si « la chevauchée furieuse » s’ancre com­plète­ment dans la réal­ité rwandaise, son traite­ment devrait inter­dire à quiconque de penser que pareilles cat­a­stro­phes sont un apanage des « nègres ». Et si ce point de vue sous-tend l’ensemble du pro­jet, nous envis­ageons de plus un bref et bizarre épi­logue (dans une dis­cothèque
« tech­no » en Europe, par exem­ple) qui ren­ver­rait cha­cun à ce doute salu­taire sur la nature et les virus de la « civil­i­sa­tion » des « droits de l’homme ».

De cet ensem­ble de don­nées se dégageait déjà une cer­ti­tude : « la chevauchée furieuse » ne pou­vait être une « petite forme ». Il sem­blait impos­si­ble de don­ner corps à cette métaphore, à cette analyse, à cette dra­maturgie, gar­dant à l’esprit les deux préoc­cu­pa­tions citées, sans se trou­ver assigné à une forme de grande enver­gure et, prob­a­ble­ment, plutôt com­pos­ite dans ses moyens d’exposition.

Nous avons donc priv­ilégié la lec­ture d’œuvres dra­ma­tiques répon­dant au moins à deux critères.
D’abord que le traite­ment d’un sujet soit inscrit dans une grande durée (exem­ple : la guerre des Deux Ros­es, à laque­lle Shake­speare con­sacre trois HENRI VI et qui se pro­longe dans RICHARD III) et soit d’une ampleur et d’une impor­tance his­torique évi­dentes (exem­ple : L’INSTRUCTION de Peter Weiss).

Stéphane Fauville, Joëlle Ledent, Francine Landrain, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Stéphane Fauville, Joëlle Ledent, Francine Landrain, RWANDA 94. Pho­to Lou Héri­on.

Ensuite qu’il s’agisse de l’invention d’une dra­maturgie orig­i­nale, spé­ci­fique au traite­ment du fait ou du con­texte en ques­tion (exem­ple : le procès des crim­inels nazis remis en forme par Weiss est une suite de « chants » qui reprend le plan du PARADIS de Dante).

Dans plusieurs cas nous ne nous sommes pas con­tentés de lire les œuvres, leurs sources et leurs com­men­taires, nous avons aus­si étudié les réal­i­sa­tions scéniques qui en avaient été don­nées. Sur quelques sujets nous avons dépassé l’étude et mis la lec­ture à l’épreuve de la prati- que. Par exem­ple : avec une classe du Con­ser­va­toire de Liège, un tra­vail sur la trilo­gie des HENRI VI aboutis­sant à un essai de mon­tage de scènes, pour voir si l’on pou­vait, sans la tuer, ramen­er à moins de cent pages et à trois heures de spec­ta­cle cette fresque en quinze actes. Dans un autre reg­istre, depuis 1992, j’ai inten­sé­ment tra­vail­lé sur Brecht. J’ai mon­té six fois, et six fois dif­férem­ment, LA DÉCISION. J’ai surtout mis en scène LA MÈRE, ver­sion com­plète avec chants et musiques d’Eisler, reprise deux saisons de suite. Cette pro­duc­tion, jouée avec suc­cès en Bel­gique et en France, a été précédée d’un long tra­vail dra­maturgique non seule­ment sur les écrits de Brecht,
mais aus­si sur les traces filmiques, les pho­tos, les dis­ques, les archives du Berlin­er, etc. Depuis 1995 je fais par­tie de la direc­tion du Col­lec­tif Brecht, qui organ­ise ani­ma­tions sco­laires, col­lo­ques inter­na­tionaux (avec, par exem­ple, Philippe Iver­nel et Man­fred Wek­w­erth), pub­li­ca­tions, sémi­naires, spec­ta­cles, des­tinés à mieux faire con­naître son œuvre et pro­longer la réflex­ion sur les objec­tifs qu’il s’assignait. Ce tra­vail nous a été d’un grand sec­ours dans l’approche du pro­jet Rwan­da.

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Jacques Delcuvellerie
Jacques Delcuvellerie a fondé le Groupov en 1980. Metteur en scène et théoricien, il enseigne...Plus d'info
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