De l’aventure pédagogique

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De l’aventure pédagogique

Le 22 Déc 2001
Monique Borie, Georges Banu, Radu Penciulescu, Ludwik Flaszen et Ferdinando Taviani.
Monique Borie, Georges Banu, Radu Penciulescu, Ludwik Flaszen et Ferdinando Taviani. Photo Laure Vasconi.
Monique Borie, Georges Banu, Radu Penciulescu, Ludwik Flaszen et Ferdinando Taviani.
Monique Borie, Georges Banu, Radu Penciulescu, Ludwik Flaszen et Ferdinando Taviani. Photo Laure Vasconi.
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
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LA PLUPART des grandes aven­tures péd­a­gogiques con­tem­po­raines, celles du début du siè­cle comme celles des années soix­ante, se sont don­né une même exi­gence fon­da­trice : se retir­er, s’en­fer­mer avec un groupe à l’é­cart de la machine insti­tu­tion­nelle. Un lieu loin de la ville pour Copeau, l’e­space caché du gre­nier pour Stanislavs­ki, le ter­ri­toire préservé par le jeu du pseu­do­nyme pour Mey­er­hold à l’époque même où il tra­vaille dans les grands théâtres impéri­aux — autant de choix qui affir­ment la néces­sité de s’isol­er avec un groupe pour pou­voir s’en­gager dans l’aven­ture péd­a­gogique. Plus tard, Gro­tows­ki lorsqu’il fonde en 1959 le Théâtre Lab­o­ra­toire, Bar­ba lorsqu’il crée en 1964 l’Odin Teatret, Brook lorsqu’il s’en­gage avec Marowitz en 1963 dans la créa­tion du LAMDA The­atre ou lorsqu’il fonde, quelques années plus tard, le CIRT, tous repren­nent, sous des formes dif­férentes mais par­al­lèles, l’ex­i­gence fon­da­trice des grandes expéri­ences péd­a­gogiques du début du siè­cle : s’éloign­er de l’in­sti­tu­tion pour offrir au tra­vail péd­a­gogique un espace de lib­erté et d’ex­plo­ration, un espace de vérité.

Pour tous il est clair que seuls la clô­ture et l’isole­ment à dis­tance de ce que Copeau appelait « la foire théâ­trale » peut assur­er à l’e­space péd­a­gogique l’ indépen­dance par rap­port aux exi­gences com­mer­ciales de la « machine à pro­duire des spec­ta­cles » et l’au­tonomie artis­tique, loin tout à la fois des pièges du vedet­tari­at et du poids des mod­èles figés, des con­ven­tions héritées. Il s’ag­it en effet de préserv­er une cer­taine pureté morale et de garan­tir une authen­tique lib­erté artis­tique. Le lab­o­ra­toire, s’il veut pou­voir fonder une nou­velle approche péd­a­gogique, exige la soli­tude du groupe : le retrait vers les marges, pour ain­si dire « le secret de la secte ». C’est en ce sens que Bar­ba pour­ra revendi­quer le nom de « théâtre sec­taire » pour son groupe.

À tra­vers cette ascèse de la soli­tude, ce mou­ve­ment de retrait, se dit le désir de créa­tion d’un lieu utopique conçu comme l’e­space d’un nou­veau com­mence­ment. La graine nou­velle dont pour­rait naître le théâtre de l’avenir, rap­pelait Mey­er­hold, ne saurait être une sim­ple bou­ture gref­fée sur l’in­sti­tu­tion. Être « un com­mence­ment », c’é­tait pour Copeau le « sens vrai » du « beau nom de lab­o­ra­toire ». Créer les con­di­tions pour un com­mence­ment, telle fut tou­jours la préoc­cu­pa­tion cen­trale des grandes aven­tures péd­a­gogiques des années soix­ante : « être dans le com­mence­ment » dis­ait Gro­tows­ki, « par­tir de zéro », « recom­mencer » procla­mait Brook.

Cette quête du nou­veau com­mence­ment exige une part de secret — un secret qui n’est autre que le secret de l’ac­teur. Ce secret de l’ac­teur en effet, selon Stanislavs­ki, « ne peut être passé que de main en main, non pas du haut de la scène mais par l’en­seigne­ment, révéla­tion de secrets et série d’indi­ca­tions de la part de l’un, labeur obstiné et inspiré pour s’en pénétr­er de la part de l’autre ». Ain­si il ne saurait se révéler et se trans­met­tre qu’au coeur d’une sit­u­a­tion péd­a­gogique qui préserve le secret de la rela­tion intime entre le maître et l’élève.

Dès lors l’aven­ture péd­a­gogique va se nouer d’abord autour de cette rela­tion duelle du maître et de l’élève qui se trou­ve placée aux fonde­ments même de l’acte de faire du théâtre. Car cette rela­tion péd­a­gogique n’est pas seule­ment le ressort de l’ap­pren­tis­sage mais le piv­ot d’une école de la créa­tion pour un art du théâtre dont le cen­tre est occupé par la tech­nique per­son­nelle de l’ac­teur. C’est là une des clefs de toutes les grandes expéri­ences péd­a­gogiques de ce siè­cle. À tra­vers elles s’est cristallisée l’idée d’un théâtre qui fait de la sit­u­a­tion péd­a­gogique son noy­au. Si quelqu’un comme Gro­tows­ki était si fasciné par l’im­age de Stanislavs­ki s’en­fer­mant avec un petit groupe d’élèves dans un gre­nier pour tra­vailler sur les actions physiques, c’est parce qu’il voy­ait là l’af­fir­ma­tion claire que seule la rela­tion péd­a­gogique dans l’in­tim­ité de son secret peut per­me­t­tre de trou­ver les répons­es.

Cette rela­tion maître-élève ne saurait se con­stru­ire autour de la trans­mis­sion d’un savoir-faire, d’un mod­èle à imiter. Si la « fidél­ité au maître » reste, comme le rap­pelle Copeau, l’ex­i­gence essen­tielle et si « c’est ain­si qu’une oeu­vre se fonde, par une fil­i­a­tion déjà préméditée », cela ne sig­ni­fie pas que le fils, l’élève, répète le mod­èle du père, du maître. Certes une expéri­ence, une mémoire sont don­nées en héritage : « tu es le fils de quelqu’un », dis­ait Gro­tows­ki, et lui-même se recon­nais­sait comme « fils » de Stanislavs­ki. Mais le vrai fils n’est pas celui qui repro­duit le mod­èle du père, le vrai dis­ci­ple n’est pas l’épigone du maître. Il est celui qui doit trou­ver ses pro­pres répons­es aux ques­tions que le maître l’a aidé à pos­er. « Il faut tou­jours un point de départ », affirme Bar­ba, « l’im­por­tant est qu’à la fin on ne ren­con­tre pas le mod­èle mais soi-même ». C’est en ce sens que Gro­tows­ki peut se recon­naître comme fils de Stanislavs­ki et qu’il peut voir en Mey­er­hold le vrai dis­ci­ple de ce même Stanislavs­ki. C’est en ce sens aus­si que Bar­ba, citant Boulez, peut dénon­cer les dan­gers en art du bon fils trop respectueux du mod­èle. Seul le « mau­vais fils » — tel Mey­er­hold — peut faire vivre l’héritage.

Il ne s’ag­it pas pour l’élève de copi­er un mod­èle, de repro­duire un savoir-faire, mais d’être stim­ulé par une sorte de défi. Le vrai maître en effet est d’abord celui qui pose l’ex­i­gence, qui réin­tro­duit sans cesse la néces­sité du défi. « Il existe un défi auquel cha­cun doit don­ner sa pro­pre réponse », c’est ce que le maître, selon Gro­tows­ki, doit tou­jours rap­pel­er et pour cela il doit « être strict mais comme un frère », unir rigueur et ouver­ture chaude. Com­ment ne pas se sou­venir ici de Copeau rêvant de ce maître idéal qu’il n’avait pas eu et qui aurait pu pren­dre le vis­age de Stanislavs­ki avec « cette présence vivante, famil­ière et red­outable, rude et ten­dre qui chaque jour par le don qu’elle nous fait d’elle même paraît en droit d’ex­iger de nous le meilleur ».

L’ex­i­gence, le défi s’in­scrivent dans un ter­ri­toire où s’al­lient l’hu­main et le pro­fes­sion­nel. Car dans routes ces aven­tures exem­plaires la sit­u­a­tion péd­a­gogique se veut le trem­plin d’un proces­sus indi­vidu­el où la décou­verte de soi ne se sépare pas de l’ap­pren­tis­sage du méti­er. « Obtenir de l’ac­teur — en col­lab­o­ra­tion avec lui — une autorévéla­tion totale » , « aider les autres à s’ac­com­plir eux-mêmes », ces célèbres for­mules gro­towski­ennes ne font que cristallis­er avec par­ti­c­ulière­ment de force les enjeux d’une aven­ture péd­a­gogique alliant intime­ment maîtrise du méti­er et réal­i­sa­tion de soi.

Cette recherche d’ac­com­plisse­ment ne s’ap­puie pas seule­ment sur la rela­tion duelle et fon­da­trice du maître et de l’élève. Elle exige aus­si l’ex­péri­ence d’un « être ensem­ble ». l’être ensem­ble de tout un groupe réu­ni autour d’une quête com­mune, d’un pro­jet col­lec­tif. Ain­si l’aven­ture péd­a­gogique implique l’ap­pren­tis­sage de l’u­nité chorale, une unité chorale qui seule fonde la promesse d’un mode arti­sanal de faire du théâtre.

Pou­voir unir la joie de l’ate­lier et l’ac­cord de la com­mu­nauté c’est ce que Copeau cher­chait dans le mod­èle des con­fréries d’ar­ti­sans ou du com­pagnon­nage, dans « cet effort unanime et anonyme » qui donne au tra­vail de l’artiste sa dimen­sion d’ar­ti­sanat. Un mod­èle où se trou­vent asso­ciés fidél­ité au maître et appren­tis­sage de l’u­nité chorale. Cet appren­tis­sage de l’u­nité chorale au sein de l’é­cole n’est-elle pas la meilleure pré­pa­ra­tion à l’u­nité même du tra­vail scénique, à la choral­ité de « tous les arti­sans de la scène, tous les servi­teurs du drame non pas arti­fi­cielle­ment regroupés, mais inspirés du dedans, asso­ciés organique­ment », « du moins », ajoute Copeau, à l’é­tat d’une promesse et d’un exem­ple ».

L’e­space péd­a­gogique, lieu utopique où s’in­scrit le pro­jet d’un être ensem­ble comme propédeu­tique à la créa­tion — « trou­ver un lieu où un tel être-encom­mun soit pos­si­ble » souhaitait Gro­tows­ki — telle fut l’am­bi­tion com­mune à toutes les aven­tures de la trans­mis­sion évo­quées ici. Elles furent toutes égale­ment soucieuses de don­ner à l’ac­teur les moyens d’une créa­tion sus­cep­ti­ble d’u­nir le savoir de l’ar­ti­san et l’in­spi­ra­tion de l’artiste.

Com­ment à tra­vers les appren­tis­sages « arriv­er à quelque chose d’in­spiré », c’est la ques­tion que posait Craig au début du siè­cle lorsqu’il s’in­ter­ro­geait sur la final­ité de l’é­cole. Si, pour lui, « les maîtres sont le seul espoir du théâtre », c’est que l’in­spi­ra­tion, certes, ne s’ap­prend pas, mais que la trans­mis­sion n’en reste pas moins la clé de voûte de la con­struc­tion du théâtre de l’avenir. L’in­spi­ra­tion a besoin de l’é­cole comme trem­plin. Encore faut-il que la trans­mis­sion rejette tout refuge dans la répéti­tion du savoir-faire. Tel est le para­doxe de l’aven­ture péd­a­gogique : la maîtrise du méti­er, la con­nais­sance des arti­sanats du théâtre est la seule propédeu­tique pos­si­ble à la créa­tion. Mais pour « arriv­er à quelque chose d’in­spiré » à tra­vers et au-delà des appren­tis­sages, il faut accepter de s’en­gager dans des « expéri­ences sans fin ».

« Lais­sez l’ar­ti­san ten­ter l’im­pos­si­ble … », demandait Craig pour finir. N’in­ter­dis­ez pas au savoir du méti­er l’ou­ver­ture vers un hori­zon d’u­topie. Telle fut sans doute la leçon de toutes les grandes aven­tures péd­a­gogiques con­tem­po­raines, soucieuses de rap­pel­er que la trans­mis­sion du méti­er dra­ma­tique ne suf­fit pas. Il reste à l’artiste-arti­san à faire la preuve de l’in­ven­tion.

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Monique Borie-Banu
Monique Borie a enseigné à la Sorbonne Nouvelle l’approche anthropologique du théâtre et étudié ses...Plus d'info
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