POUR CE QUI ME CONCERNE, la découverte de la choralité renvoie à deux expériences distinctes. La première, artistique. C’est au milieu des années soixante-dix, en écrivant ma première pièce, LAZARE LUI AUSSI RÊVAIT D’ELDORADO, que j’ai vu apparaître dans l’écriture, à côté de personnages, si je puis dire, « déclarés » et bien dessinés, des sortes d’ébauches de personnages, mais d’ébauches qui n’auraient pas eu vocation à devenir des personnages complets. Ce petit peuple foisonnant des pèlerins et autres émigrants qui venaient interférer avec la Passion de mon protagoniste, en l’infléchissant très légèrement ou simplement en la doublant, en la commentant. Un peu plus tard, dès ma seconde pièce, L’ENFANT-ROI, ces semi-personnages, issus d’une même matrice, d’un même lieu d’écriture, sont devenus une sorte de caste que j’appelai (pour les distinguer des deux autres catégories de personnages de la pièce, Stationnaires et Transitaires) Les Éphémères et qui, le temps d’une brève agonie, venaient s’écraser en bande sur le plateau et déverser leurs « parleries » sur cette autoroute où l’Enfant effectuait son périple sacrificiel. Mais là où, artistiquement, je fis l’épreuve pratique directe de la choralité, ce fut lorsque, en 1973 – 1974, je montai L’ATELIER VOLANT, la première pièce de Valère Novarina. Les Employés de Monsieur Boucot n’étaient que six, trois hommes et trois femmes, simplement désignés par les premières lettres de l’alphabet ; cependant, à eux seuls et d’une scène à l’autre, ils devenaient la Multitude, une communauté indiscutable (dés-)unie par la souffrance, l’exploitation et des sursauts (ou soubresauts?) de révolte. Le chœur des bernés de la terre. À ce point atomisés qu’ils ne parvenaient plus à se reconnaître comme un chœur.
La seconde expérience, ce fut, à la fin des mêmes années soixante-dix, celle de la recherche universitaire. Travaillant à ma thèse sur les écritures dramatiques contemporaines – qui allait être publiée en 1981 sous le titre de L’AVENIR DU DRAME –, j’observai ce courant de choralité qui, dès les années soixante et dans la décennie suivante, traversait le champ des écritures dramatiques françaises. Je pense, bien sûr, à Gatti et à sa deuxième PASSION DU GÉNÉRAL FRANCO, celle racontée « par les émigrants eux-mêmes », émigrants formant
ce qui ressemblait à un chœur mais qui n’en était pas vraiment un, dans la mesure où ce chœur était tout sauf à l’unisson, où ce pseudo-chœur se présentait lui-même comme « discordant ». Je pense également à Georges Michel, dont l’œuvre, injustement, se trouve dans la pénombre aujourd’hui mais qui, de LA PROMENADE DU DIMANCHE à LA RUÉE VERS L’ORDRE, en passant par L’AGRESSION, créa une espèce nouvelle de personnage : un personnage sériel, clone avant l’heure, à travers lequel s’exprime une rage autodestructrice d’être dans la norme, identique à l’autre, en définitive invisible, inexistant.
Je pourrais encore, parmi tant d’autres, citer Benedetto et, bien sûr, aiguillonnés par Kroetz, Deutsch et Wenzel ou certains spectacles du Théâtre de l’Aquarium tels MARCHANDS DE VILLE ou LA JEUNE LUNE TIENT LA VIEILLE LUNE TOUTE UNE NUIT DANS SES BRAS. L’important n’est pas le nombre, mais le phénomène, qui n’a fait depuis que s’amplifier et se diversifier, d’une nouvelle tendance de l’écriture, d’une structure dramaturgique nouvelle qui n’était pas la reprise du chœur mais, plutôt, sa déconstruction, sa dispersion, sa diaspora. Processus progressif, peut-être irréversible d’un effacement progressif du personnage individué – du personnage dans sa solidité de « caractère » autonome – au profit de plus petites unités mal définies mais constituant des lieux de parole particulièrement vivaces et mouvants. Parole qu’on pourrait dire parasitaire et subversive. Comme hier celle des voix off des moniteurs venant percuter le dialogue et harceler le protagoniste – nommé par Adamov Le Mutilé – de LA GRANDE ET LA PETITE MANŒUVRE. Ou bien celle des trois voix qui n’en finissent pas de creuser dans la tête presque déjà morte du Souvenant dans CETTE FOIS de Beckett. Comme aujourd’hui ces voix particulièrement intrusives et violentes qui viennent littéralement violer les protagonistes du PURIFIÉS de Sarah Kane.
Au personnage agissant du théâtre aristotélo-hégélien avait succédé sous les coups de boutoir respectifs du théâtre épique brechtien ainsi que du théâtre dit « de l’absurde », un personnage « passif, réflexif, choral ». Le statut de simple « contemplateur inactif de l’événement », qui était celui du chœur selon la POÉTIQUE d’Aristote, tendait paradoxalement à devenir celui du personnage – autrefois agissant, désormais « choralisé ». D’une part, cette nouvelle choralité répondait, chez Georges Michel, mais aussi chez Deutsch ou Wenzel, à ce que Sartre avait dénoncé comme ces « relations impersonnelles et négatives de tout le monde avec tout le monde » ; elle nous donnait à voir et, surtout, à entendre « l’état minimal du personnage au maximum de l’aliénation ». Mais, d’autre part – et cette choralité-là était particulièrement celle de Benedetto, de Gatti, de Dario Fo et de certains spectacles de l’Aquarium –, le sacro-saint « personnage » cédait la place à son propre témoin, au récitant de lui-même, de sa vie singulière, voire d’existences multiples.