Strindberg, dans Le père, prend sexistement parti de façon désespérée et sincère. Mais il est possible aussi de donner une version de la pièce, si pas féministe, du moins féminine. C’est ce qu’a tenté Mina Mezzadri, metteur en scène du théâtre di Porta Romana (Milan) en interprétant le texte de façon à isoler le personnage rigide et fragile du père, face à un monde féminin composite mais solidaire.
On ne peut affronter le théâtre d’August Strindberg avec un détachement froid, comme si on s’approchait d’un quelconque auteur. Ses drames sont une matière incandescente, un magma bouillant, dans lesquels, qu’on le veuille ou non, il faut plonger jusqu’au fond, corps et âme, cerveau et nerfs à vif.
A plus forte raison pour le texte le plus terrible qu’on ait jamais écrit sur les relations entre les sexes, la logique du pouvoir qui définit les liens familiaux, la violence cynique qui en est à la base ; une violence tellement forte, qu’elle nous met mal à l’aise aujourd’hui encore. Tout ceci, on le sait, n’est pas l’invention d’un auteur à cheval entre les deux siècles et ne peut être figé dans une sorte d’Olympe en marbre où résideraient les auteurs classiques, mais devient notre propre matière, notre vie quotidienne, notre expérience de chaque jour. Le regard halluciné de Strindberg clccélère, condense et réunit des larges traits de couleur. Mais la lutte pour l’éducation de la fille, le doute de la paternité et le voyage sans retour dans la folie ne sont que prétextes à créer, à partir du portrait d’un couple qui se défait, une métaphore plus large et universelle. Mina Mezzadri, un des talents les plus intéressants et les plus originaux du théâtre italien, a trouvé comment percer l’hermétisme du monde de Strindberg et ses vertigineux délires circulatoires.
Metteur en scène froid et lucide, elle utilise sa lucidité pour affronter les démons de l’irrationel, pour les révéler sans les dénaturer. Ses analyses des œuvres de Strindberg sont toujours rigoureusement approfondies, disséquées avec une précision toute chirurgicale, bien qu’étant animées, à l’intérieur de ce contexte analytique, d’une tension fébrile, presque viscérale. Comme dans sa précédente mise en scène d’une œuvre de Strindberg, Le pélican, on voit, au centre du Père, un décor très réussi, conçu par Enrico Job.
Le pouvoir mâle est exprimé par un mur en acier, glacial et anguleux, un parallélipipède massif, qui, selon les exigences, peut s’ouvrir en éventail se transformant ainsi en un escalier, l’escalier par lequel on accède au règne du Capitaine. Tout autour s’articule une plate-forme ronde, parcourue par un chariot à roulettes, où se libère la fantaisie de l’univers féminin, une courbe, douce et fuyante. Dans cet espace fermé, définissant ainsi les oppositions entre deux mondes de façon géométrique, quasi didactique même, l’affrontement entre le Capitaine et sa femme se charge d’une intensité physique très cruelle. Les rapports entre les parents et la fille deviennent une quête vers une possession presque charnelle, et le déclin de l’autorité du Capitaine s’exprime par son glissement progressif le long de l’escalier. Le Capitaine, nu et désarmé, rampe de façon animale, se contorsionne comme une bête blessée, en une sorte de régression vers un état infantile. Cette interprétation fragmentaire qui n’est pas dénuée d’une certaine exagération volontaire, se joue dans une lumière claire mais crue. Mezzadri supprime ainsi tout espoir, toute possibilité, même vague de solidarité.
En évitant à la fois l’accentuation de l’obsession machiste de Strindberg et les tentations insidieuses d’un renversement possible, d’une lecture féministe, le metteur en scène introduit sa propre vision pessimiste de la vie. La distinction entre tort et raison, bourreau et victime ne peut plus exister dans cette obscure jungle domestique.
On se bat de part et d’autre pour survivre, et l’épilogue ne peut être que la destruction du plus faible. Mais l’aspect le plus significatif du spectacle apparaît dans la mise en valeur de cet univers féminin lointain et inaccessible que Strindberg ébauche à peine, et qui acquiert ici des caractères propres et une densité particulière.
Coloré par des reminiscences archaïques et mystérieuses, le spectacle est parcouru de séquences empreintes d’onirisme et de magie domestique qui s’expriment à travers cette langue suédoise, impénétrable et suggestive, que les femmes utilisent entre elles. Nous voici confrontés à uhe extraordinaire invention poétique et théâtrale, qui projette sur le thème de la confrontation entre l’homme et la femme l’image d’une différence profonde et inquiétante.
Il padre
(Le père)
d’August Strindberg
par le théâtre di Porta Romana
Adaptation et mise en scène : Mina Mezzadri
Décor et costumes : Enrico Job
Avec :
Virginio Gazzolo, Delia Bartolucci, Carla Chiarelli, Aldo Engheben, Ermes Scaramelli, Pinara Pavanini, Maurizio Schmidt, Alessandra Musoni.
Musiques originales
de Giancarlo Facchinett