« Afin que votre coeur acquière de la sagesse »

Entretien

« Afin que votre coeur acquière de la sagesse »

Entretien avec Frank Castorf

Le 17 Avr 2004
FOREVER YOUNG de TennesseeWilliams, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2003. Photo Thomas Aurin.

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FOREVER YOUNG de TennesseeWilliams, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2003. Photo Thomas Aurin.
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Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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Pre­mière pub­li­ca­tion dans The­ater der Zeit, 5, 2004, Berlin.

Theater der Zeit : Mon­sieur Cas­torf, vous avez dit récem­ment que le théâtre devait atta­quer sa suff­i­sance. À quel genre de suff­i­sance pensez-vous ? 

Frank Cas­torf : On a l’impression que nous ne sommes pas con­tents de ce que nous avons, mais qu’en plus, nous n’avons pas envie d’envisager autre chose. Le mou­ve­ment de l’histoire qui est aus­si une his­toire de révo­lu­tions et de luttes de class­es, de boule­verse­ments pro­fonds, sem­ble être per­du pour l’instant. Notre suff­i­sance, c’est que nous ne com­mu­niquons pas les proces­sus qui se déroulent dans le monde.
Par exem­ple l’Afrique, nous l’avons mise hors-jeu, nous ne devons plus com­mu­ni­quer avec elle. Tout un con­ti­nent est mis à l’écart de la com­mu­ni­ca­tion car per­son­ne n’arrive à le maîtris­er sur le plan médi­cal, human­i­taire, mil­i­taire, économique. On le place donc en dehors de notre sys­tème de com­mu­ni­ca­tion.
Le fait de n’avoir pas encore coupé le con­tact avec Bel­grade ou l’Irak sig­ni­fie que nous n’avons pas encore com­plète­ment per­du l’espoir d’apprendre aux hommes l’usage du couteau et de la fourchette. La suff­i­sance est aus­si un prob­lème alle­mand interne. Lorsqu’on réalise par exem­ple une sorte de fes­ti­val syn­di­cal par­tiel tel que je tente de le met­tre sur pied à Reck­ling­hausen main­tenant, on reçoit des let­tres très sévères de ceux qui le cofi­nan­cent, donc du côté syn­di­cal alle­mand ( DGB). Car ceux qui défend­ent les intérêts des tra­vailleurs ne défend­ent plus que le main­tien des acquis de ceux qui tra­vail­lent encore. Ceux qui n’ont plus de tra­vail sont mis hors-jeu et relégués dans le statut d’assisté social. On doit repenser cette ques­tion. On doit aller jusqu’au bout des choses, aller telle­ment loin qu’on ne sait pas du tout com­ment cela se ter­min­era. Comme si on était dans un ring de boxe, on ne sait pas si on ne sera pas bat­tu par K.-O.

T. d. Z. : Dans Das Schwindel­er­re­gende ( Ce qui donne le ver­tige), le livre sur lequel se base COCAÏNE, votre dra­maturge Carl Hege­mann dit que la Volks­bühne pour­rait et devrait rede­venir poli­tique dans un sens plus étroit du terme. Qu’est ce que cela veut dire ? 

F. C. : Nous n’avons pas de comité cen­tral ou de cen­trale du pou­voir. Il y a suff­isam­ment de cen­tres séparés de déci­sion où cha­cun fait son truc. En principe, on remar­que bien si l’on observe les sit­u­a­tions ou les autres qui les obser­vent aus­si, donc si l’on voit com­ment d’autres font du théâtre ou du ciné­ma, com­ment la poli­tique se fait ; ou lorsqu’on est en tournée au Mex­ique, on remar­que bien qu’on est touché, qu’il y a un désir de retrou­ver une tra­di­tion théâ­trale de gauche qui con­naît par­faite­ment l’histoire européenne et l’histoire mon­di­ale. Mais il me sem­ble encore plus impor­tant de con­stater les dif­férences dans les dif­férents fronts de la cul­ture. Nous essayons de les trans­pos­er ici. Être poli­tique dans un sens plus étroit sig­ni­fie qu’il faut traiter de sa pro­pre sit­u­a­tion, ici et main­tenant qui depuis tou­jours a été liées aux cir­con­stances his­toriques plus glob­ales, cela sig­ni­fie donc que je doit me con­fron­ter au fait que je peux tra­vailler seule­ment grâce à un priv­ilège absolu. Mon tra­vail est, d’une cer­taine façon, dému­ni de but, n’est fait que pour lui-même et je dois con­sid­ér­er cela comme un énorme priv­ilège.

T. d. Z. : Cela ne se voit pas néces­saire­ment de l’extérieur.

F. C. : Oui, peut-être cela ne ray­onne vers l’extérieur que si l’on essaie de cass­er ces con­di­tions. Lorsque j’ai fait COCAÏNE, je n’avais aucune envie de racon­ter une his­toire, mais je m’intéressais à la ques­tion de savoir com­ment, à des instants déter­minés, la dimen­sion espace-temps, qui est en général con­stante, est tran­scendée. Donc, la force de la sub­jec­tiv­ité de quit­ter un con­texte sûr ou même de le faire implos­er. C’est ça l’expérience intéres­sante lorsqu’on prend des drogues, et c’est un domaine très com­pliqué qui a beau­coup à faire avec l’art. Boul­gakov par exem­ple ne s’est jamais débar­rassé de son besoin de mor­phine et l’une des œuvres clef de la lit­téra­ture mon­di­ale du XXe siè­cle, LE MAÎTRE ET MARGUERITE, est née en grande par­tie de cette tox­i­co­manie. Et prob­a­ble­ment, Boul­gakov y trou­va le courage de for­muler quelques attaques con­tre le sys­tème poli­tique qui lui per­mirent de gag­n­er le seul lecteur qui avait de l’importance à ses yeux – le petit père Staline.

T. d. Z. : La Volks­bühne est-elle une dernière « île des bien­heureux » où l’on peut encore pro­duire sans trop de con­traintes…? 

F. C. : Sans con­traintes…? Je ne sais pas si l’on peut pro­duire sans con­traintes lorsqu’on a con­nu trop longtemps des fias­cos. Aujourd’hui, les réflex­ions sur la société dans l’art se font dans un pays tout à fait ouvert où tout le monde peut s’exprimer, d’une façon dilet­tante ou intel­li­gente, avec rage ou avec con­formisme, tout cela n’a pas d’importance. C’est pourquoi je crois que les con­di­tions de pro­duc­tion et l’histoire y pren­nent de plus en plus d’importance. On tra­vaille sa pro­pre his­toire qui ne peut même plus être dis­tin­guée des con­di­tions de pro­duc­tion. Mais il est impor­tant aus­si de penser aux con­di­tions de tra­vail que l’on pro­pose à d’autres. Lorsque je mets la mai­son à la dis­po­si­tion de quelqu’un d’autre, par exem­ple le réal­isa­teur Ulrich Sei­dl, cela m’intéresse évidem­ment de voir ce qui en sort. Mais je m’en mêle très rarement et si je le fais, je ne le fais pas de bon cœur. Je n’oblige aucun acteur à y par­ticiper. Ceci est val­able égale­ment dans d’autres domaines. On a besoin de trou­ver de la joie et la pos­si­bil­ité et la capac­ité de devenir sol­idaire. Cela ne se fait pas dans une sim­ple rela­tion fonc­tion­nelle. On ne doit jamais oubli­er cela.

L’IDIOT d’après Dos­toïevs­ki, mise en scène de Frank Cas­torf, Volksbühne de Berlin, 2002.
Pho­to Thomas Aurin.

T. d. Z. : C’est-à-dire qu’il faut tou­jours essay­er d’échapper à la malé­dic­tion du suc­cès ? 

F. C. : Par un lent proces­sus d’érosion, une insti­tu­tion établie essaye tout de même tou­jours de réalis­er des mis­es en scène à suc­cès, de touch­er un large pub­lic, etc. Et cela implique une grande pres­sion sur ceux qui tra­vail­lent ici et surtout sur ceux qui com­men­cent et qui n’arrivent pas… Cette pres­sion, aus­si sur les autres, je ne l’aime pas beau­coup. Des salles vides ou rem­plies ne dis­ent encore rien sur la qual­ité et l’importance d’un tra­vail. On doit s’arranger avec cette pres­sion, tra­vailler avec elle.

T. d. Z. : Vous avez déclaré qu’une des tâch­es du théâtre, c’était de rap­pel­er que l’homme était quelque chose de très frag­ile. Est-ce l’aspect poli­tique dans le con­texte d’une époque où l’homme est défi­ni comme un mécan­isme bien huilé ? 

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Nina Peters est rédactrice de la revue Theater der Zeit à Berlin. Dirk Pilz est...Plus d'info
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